vendredi 21 février 2014

Rwanda – Karegeya : La terreur sans frontières et la paranoïa tous azimuts

L’assassinat de Patrick Karegeya, retrouvé étranglé dans un hôtel de Johannesburg, le 02 janvier dernier, a produit une onde de choc dans les rangs des opposants rwandais. 


Tout d’un coup, le monde s’est révélé être un espace trop petit pour espérer y trouver un abri sûr lorsqu’on est un pourfendeur du régime de Paul Kagamé. 

L’opposant en exil Faustin Kayumba et le militant des droits de l’Homme, rescapé du génocide, René Mugenzi, se sont empressés d’accuser le Président rwandais. 

A Kigali, pas le moindre signe de compassion pour la famille de la victime, bien au contraire. Comme dans l’univers d’Al Capone et consorts, on savoure ostensiblement la mort de l’« ennemi du Rwanda », pour reprendre les propos de Louise Mushikiwabo. 

On décrit la victime comme l’homme qui serait « mort comme un chien », dixit Kabarebe. 

Le Président Kagamé en personne monte en première ligne et revendique « la fierté » que le Rwanda aurait à assassiner Patrick Karegeya. « La trahison a des conséquences », martèle-t-il. On ne peut pas être plus clair.
  

Le message de la terreur est d’une limpidité totale. Les autres opposants n’ont qu’à bien se tenir, ce qu’ils n’auraient jamais dû oublier, au vu de nombreux précédents[1]

En effet, depuis l’arrivée au pouvoir de l’« Homme fort de Kigali », ce sont des milliers de Rwandais, Hutus comme Tutsis, qui ont pris (ou repris) le chemin de l’exil, et qui, sans discontinuer, s’exilent de plus en plus loin. 

Parmi eux, des profils a priori insoupçonnables sur un parcours comme celui-là : des rescapés du génocide, et d’anciens proches collaborateurs et frères d’armes du Président Kagamé.

L’envers du décor

Patrick Mbeko[2] lève le voile sur un régime de terreur qui n’épargne personne et qui ne s’embarrasse aucunement des frontières des Etats. Une réalité qui contraste du tout au tout avec les affichages et les discours officiels. 

Après le crime de Johannesburg, c’est une liste longue comme le bras des dirigeants rwandais, assassinés ou contraints de vivre en exil[3], qui va devoir recueillir un nouveau nom, celui de Patrick Karegeya. 

Au pays, un climat lourd[4] répand de la paranoïa dans tous les corps sociaux. Les journalistes ne sont pas épargnés et l’on doit prendre tout son temps pour égrener les noms des martyrs de la « profession »[5] sur une liste toujours en rallonge.

On a pu croire un moment que Patrick Karegeya était « le cap » qui ne serait jamais franchi, après les remontrances des Sud-Africains en 2010. 

Le Pays de Nelson Mandela n’avait pas du tout apprécié les trois tentatives d’assassinat, sur son sol, visant le général Faustin Kayumba. 

Pour rappel, en juin 2010, l’ancien chef d’État-major de l’armée rwandaise, en exil en Afrique du Sud, avait survécu après avoir été blessé par balles par des « tueurs » envoyés par Kigali. 

Deux autres tentatives d’assassinat seront déjouées par les autorités sud-africaines.

A neuf mille kilomètres de là, un autre Rwandais, qui n’aurait jamais dû se retrouver en exil, après la fin du génocide, doit s’habituer à vivre la trouille au ventre. 

René Mugenzi est militant des droits de l’Homme, rescapé du génocide et exilé en Angleterre. Le 12 mai 2011, il reçoit la visite de la police métropolitaine de Londres. 

Un certain détective James Boyd l'informe que sa vie est en danger. 

Dans le document de notification de Scotland Yard, il est précisé que « le gouvernement rwandais menaçait sa vie de façon imminente ». Le très sérieux MI5 aurait découvert en avril 2011 que Kigali projetait d'assassiner certains de ses ressortissants sur le sol britannique[6], dont, justement, le rescapé du génocide, René Mugenzi.

Ils en savaient trop…

Il y a quelque chose d’irrationnel dans cette gouvernance par la terreur. Des hommes comme Patrick Karegeya et Faustin Kayumba étaient si proches de Kagamé qu’on en apprend des confidences dignes des partenaires à un authentique pacte de sang. 

Patrick Karegeya fut, par exemple, un camarade de jeunesse de Paul Kagamé. 

Les deux ont évolué à l’ombre de Yoweri Museveni, alors rebelle ougandais, durant les années de maquis et après la prise du pouvoir à Kampala par la NRA[7] en janvier 1986. 

Ils travailleront ensemble dans l’appareil d’Etat ougandais au sein du service de renseignement militaire, d’où ils planifieront l’invasion du Rwanda, arriveront ensemble au pouvoir à Kigali, en juillet 1994, et entreprendront de gouverner le nouveau Rwanda ensemble[8]

En gros, après avoir survécu à des tas d’ennemis durant la guerre d’Ouganda (1981-1986), la guerre du Rwanda (1990-94) et la Première Guerre du Congo (1996-97), Patrick Karegeya aura finalement péri, pratiquement, des mains d’« un vieil ami ». Son pote… glaçant !

Pourtant, l’ancien agent secret aurait pu « faire un carton » depuis longtemps. En tout cas, Patrick Karegeya avait gardé de nombreux contacts dans l’appareil sécuritaire rwandais. On apprend qu’il montrait à des proches comment il entrait en distance dans l’agenda personnel de Kagamé. 

"Je connais tous ses déplacements et je pourrais le tuer si je voulais, mais le sang a déjà trop coulé au Rwanda et Kagame doit être jugé pour tous ses crimes", avait-il récemment confessé à un ami, ajoutant qu’il avait « décliné l’offre de mercenaires »[9].

De son côté, Faustin Kayumba est d’un profil encore plus révélateur. Dans une interview publiée sur allafrica.com, il relate comment il a dû s’employer, plusieurs fois, pour sauver la vie de Paul Kagamé.

« Nous étions à un endroit appelé Nkana [Nord du Rwanda], dans le district actuel de Byumba et je pense que c'était en Décembre 1990. Nous avions perdu une bataille. (…) Kagamé ne savait pas que nos forces s’étaient repliées en Ouganda. Je suis revenu pour secourir les blessés et j'ai réalisé que Kagamé était resté caché dans une plantation de bananiers. J'ai convaincu certains de nos camarades que nous devrions aller le sauver et le sortir de là. Mais en raison de sa nature et après la mort de Fred Rwigema, les camarades ne voulaient pas, certains demandant tout simplement de l’ignorer. J'ai pensé que ce n'était pas la bonne chose à faire et j’ai pris sur moi de revenir en arrière. Je suis retourné et je l’ai recueilli. Il était là confus, il ne savait pas où étaient nos forces et ne savait même pas où aller. Puis, le lendemain dans un autre endroit appelé Nkanyantanga [toujours dans le Nord du Rwanda]. Dans la nuit, l'ennemi nous avait encerclés. Kagamé dormait dans la tente et il ne savait pas ce qui se passait. J'ai eu l'information. Nous étions en mesure de nous battre. (…) Mais le lendemain, nous avions perdu la bataille. Je suis revenu et je l’ai retrouvé dans la tente. Je l’ai récupéré et caché en Ouganda dans la maison de quelqu'un »[10].

Il y a toutefois un secret qui tourmente le « maître de Kigali » et pour lequel bien des Rwandais pourraient encore passer de vie à trépas. L’attentat contre l’avion du Président Habyarimana. 

Dans une interview à RFI, en juillet dernier, Patrick Karegeya accusait Kagamé d’être le commanditaire de cet attentat[11], crime qui déclencha le génocide. 

Il avait ajouté qu’il détenait des preuves et qu’il était prêt à coopérer avec la justice française. L’interview fit l’effet d’une bombe. Et pour cause…

Il faut toujours garder à l’esprit cette déclaration de Carla del Ponte, l’ancien Procureur du Tribunal Pénal International pour le Rwanda (TPIR). « S’il s’avérait que c’est le FPR qui a abattu l’avion (du Président Habyarimana, ndlr), l’histoire du génocide devra être réécrite »[12].

On ne mesure pas les conséquences d’un tel cataclysme. En effet, même la communauté internationale pourrait être profondément affectée. Des livres entiers passeraient à la broyeuse. 

De « grandes figures » défileraient dans les médias pour se dédire de la « version officielle », qu’elles avaient soutenue mordicus. Karegeya devenait une menace trop sérieuse, ce qui est, également le cas du général Faustin Kayumba dont le sort tient toujours les Rwandais en haleine.

La panique pour tous ?

Pour autant, il n’est pas certain que la peur soit uniquement du lot des seuls opposants. Il est même probable que ces assassinats soient symptomatiques d’un régime aux abois, et que l’« homme fort de Kigali » soit aujourd’hui gagné par une forme de panique.

En effet, le « chouchou des Américains » a perdu de son aura. Son image s’est considérablement dégradée, en partie suite aux guerres interminables qu’il mène au Congo et aux souffrances que ces aventures meurtrières génèrent dans la région. 

La tragédie de l’Est du Congo, avec des millions de morts[13], des populations jetées dans la nature, des femmes violées, des enfants massacrés,… est en train de supplanter le martyre des victimes du génocide dans l’imaginaire collectif. 

Le « régime tutsi » de Kigali, bâti sur la compassion internationale pour les victimes, n’aurait jamais dû se mêler de la barbarie d’un autre âge qui sévit dans l’Est du Congo.

Sur le plan géostratégique, on assiste à un frémissement des équilibres bâtis par le Pentagone et le Département d’Etat dans la foulée de la chute du Mur de Berlin (1989). Il n’est pas certain que Kigali reste un point d’ancrage de la stratégie américaine sur le Continent à long terme. 

Pierre Péan fait d’ailleurs remarquer que des changements d’alliance seraient déjà amorcés[14] au détriment des deux personnalités sulfureuses de la région (Kagamé et Museveni). 

En tout cas, les Etats-Unis semblent avoir trouvé dans la région un nouvel allié « fréquentable » en la personne de Jakaya Kikwete, le Président tanzanien. 

En juillet dernier, le Président Obama, au cours de sa tournée africaine, s’était ostensiblement posé en Tanzanie, un pays dont le Président est pourtant en conflit ouvert avec Paul Kagamé[15]

Il est loin le temps où le Président Bill Clinton débarquait en grande pompe à Kigali pour conforter la « démocratie en mouvement » du « New leader ».

En définitive, la terreur que répand le Président rwandais dans les rangs de ses opposants ne peut pas s’expliquer uniquement par la « nature brutale » du régime. Elle est, indéniablement, l’expression d’une forme de panique au sommet de l’Etat. 

Les acteurs politiques sont individuellement taraudés par l’angoisse d’être « le prochain sur la liste », tandis que, collectivement, l’obsession d’une fin de règne se lit sur tous les visages.
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Boniface MUSAVULI


[1] http://www.rfi.fr/afrique/20140103-rwanda-afrique-du-sud-assassinat-karegeya-nombreux-precedents

[2] Mbeko Patrick, Le Canada dans les guerres en Afrique centrale – Génocides & Pillages des ressources minières du Congo par Rwanda interposé, Le Nègre Editeur, 2012.

[3] « …depuis l'arrivée du FPR au pouvoir, des milliers de Rwandais, Hutus comme Tutsis, ont quitté leur pays pour s'exiler ailleurs ; et parmi eux, plusieurs anciens collaborateurs de Kagame même. (…) M. Twagiramungu, ancien Premier ministre (…), le Président du Parlement Joseph Sebarenzi, un tutsi très respecté qui s'est exilé aux États-Unis ; Pierre Célestin Rwigema, un autre ancien Premier ministre qui s'est exilé aux États-Unis ; Marthe Mukamurenzi, ancien ministre de la Justice exilée en Belgique ; celui qui lui succédera à ce poste, Alphonse Nkubito, sera assassiné à Kigali. Faustin Nteziryayo, un autre ministre qui a demandé asile aux USA ; Alype Nkudiyaremye, ancien président du Conseil d'État et vice-président de la Cour suprême, exilé au royaume de Belgique ; son compatriote Vincent Nkezabaganwa, assumant les mêmes fonctions, a été assassiné à Kigali. Le même sort a été réservé à Seth Sendashonga, ancien ministre de l'Intérieur de Kagame, assassiné par les services secrets rwandais au Kenya, pour avoir voulu révéler les crimes dont se sont rendus coupables les membres du FPR au Rwanda. Jean-Baptiste Sibomana, substitut du procureur de la république à Kigali, passé à tabac par des militaires et emprisonné en juillet 1997 pour avoir voulu porter plainte. Dans la même période, le gouverneur de la Banque nationale du Rwanda, Gérard Niyitegeka, inquiet pour sa sécurité, quitte précipitamment son pays et se réfugie en Belgique. Peu après, c'est l'ambassadeur du Rwanda en RD Congo, Antoine Nyilinkindi, qui trouve refuge en France après avoir démissionné de son poste. Bonaventure Ubalijiro, ancien responsable des services de renseignements et ex-ambassadeur, jeté en prison pour avoir voulu se présenter aux élections sous l'étiquette d'un parti d'opposition. Et la grande surprise : Pasteur Bizimungu, ancien Président de la république après le génocide. Poussé à la démission, il a été emprisonné pour activité politique illégale, propos sectaires, atteinte à la sûreté de l'État et corruption. (…) Récemment, ce sont les compagnons de la première heure, les membres fondateurs du Front, qui se sont barrés : Gérard Gahima (procureur général de la république), le Général Kayumba Nyamwasa (chef d'état-major de l'armée…) et le colonel Patrick Karegeya (responsable des renseignements). (…). Mbeko Patrick, op. cit., pp. 347-349.

[4] Guillaume Nicaise, Des nouvelles du Rwanda : comment j’ai été expulsé, sur rue89.nouvelobs.com du 10 décembre 2013. Voir http://rue89.nouvelobs.com/2013/12/10/nouvelles-rwanda-comment-jai-ete-expulse-248230

[5] (…) Ainsi Édouard Mutsinzi, ex-rédacteur en chef du journal Le Messager s'est retrouvé en exil en Belgique après avoir échappé à une tentative d'assassinat qui l'a rendu invalide — il a été atteint grièvement au dos et a perdu l'usage de la parole. Un autre journaliste, cette fois-ci, de la télévision rwandaise, Emmanuel Munyempanzi, a été tué par balle. (…) Jean-Pierre Mugabe, ancien rédacteur en chef du journal Le Tribun du Peuple, (…) exilé aux États-Unis, le régime de Kigali n'a pas hésité à lui envoyer des tueurs à gages, pour le supprimer. Appolos Hakizimana, rédacteur en chef du bimensuel Umuravumba, a été abattu le 27 avril 1997 de deux balles dans la tête. M. Jean-Marie Hategekimana, journaliste de l'hebdomadaire gouvernemental Imvaho, assassiné par balles dans la nuit du 11 au 12 mars 2002. Deux journalistes de l'hebdomadaire Umuseso, Mugisha Furaha et Kadafi Rwango, ont été blessés dans une tentative d'assassinat le 17 décembre 2004. Jean Bosco Gasasira, directeur de publication du journal Umuvugizi, victime d'une tentative d'assassinat à la Edouard Mutsinzi dans la nuit du 9 au 10 février 2007. En juin 2010, Jean-Léonard Ruganbage, rédacteur en chef du journal Umuvugizi, a été tué par balles devant son domicile à Kigali. Tharcisse Semana, un autre journaliste rwandais exilé en Suisse après avoir échappé miraculeusement aux sbires du Directorate of Military Intelligence (DMI) (…).Mbeko Patrick, op. cit., pp. 349.

[6] http://www.rfi.fr/afrique/20140108-...

[7] NRA : National Resistence Army (Armée Nationale de Résistance). Mouvement qui porta Yoweri Museveni au pouvoir en 1986 au bout de quatre ans de guérilla à laquelle prirent part de nombreux jeunes tutsis rwandais dont Paul Kagamé, Patrick Karegeya, Faustin Kayumba, Fred Rwigema,…

[8] http://www.france-rwanda.info/article-patrick-karegeya-exiled-rwanda-colonel-calls-for-war-on-kagame-54866207.html

[9] www.levif.be/info/actualite/international/rwanda-patrick-karegeya-l-homme-qui-en-savait-trop/article-4000499584429.htm#

[10] http://allafrica.com/stories/201311290800.html?viewall=1

[11] http://www.rfi.fr/afrique/20130708-patrick-karegeya-nous-savons-missiles-sont-partis

[12] Charles Onana, Silence sur un attentat. Le scandale du génocide rwandais, Editions Duboiris, 2003, p.77.

[13] Les guerres du Congo, toutes déclenchées à partir du Rwanda, ont causé la mort de 5,4 millions de Congolais selon l’ONG américaine International Rescue Committee (voir rapport). Le bilan grimpe à 6,9 millions de morts selon d’autres estimations ( New York Time), la moitié étant des enfants.

[14] Pierre Péan, Carnages – Les guerres secrètes des grandes puissances en Afrique, Éditions Fayard, novembre 2010, pp. 546-547.

[15] En marge du 21ème sommet de l’Union africaine en mai dernier à Addis-Abeba, le Président tanzanien Jakaya Kikwete avait suggéré aux autorités rwandaises de dialoguer avec leur opposition armée. La réaction de Kigali a été d’une brutalité digne des gangsters. Paul Kagamé, après avoir qualifié son homologue tanzanien d’« inculte », avait promis qu’il l’attendrait quelque part pour le frapper. Ce à quoi les Tanzaniens avaient répondu en promettant à Kagamé de « le fouetter comme un petit gamin ».

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