samedi 13 décembre 2014

Congo : Brazza n'est pas Ouaga....

10/12/2014 

 

Denis Sassou Nguesso après sa réélection au premier tour en 2009. © Baudouin Mouanda pour J.A.

Alors que la présidentielle approche, partisans et opposants à une nouvelle Constitution durcissent le ton. La révolte burkinabè à l'esprit, Denis Sassou Nguesso observe, et mûrit sa stratégie.

Lorsqu'il reçoit ses invités dans la vaste salle d'audience de son palais du Plateau, il est une minute que Denis Sassou Nguesso savoure avec une gourmandise de félin : la première. 


Introduit par le préposé au protocole, le visiteur doit d'abord descendre un petit escalier de marbre avant de parcourir les vingt bons mètres qui le séparent du maître des lieux, lequel l'attend, imperturbable, debout devant son fauteuil présidentiel.

Précieuses secondes, pendant lesquelles ce grand fauve assagi par un demi-siècle de vie politique scanne dans le moindre détail l'hôte avec lequel il va s'entretenir. 


Combien de vanités se sont délitées, combien de forfanteries se sont évanouies le long de ces vingt mètres de tapis, alors qu'il vous observe et que rien ne semble lui échapper de vos inélégances vestimentaires, de votre démarche hésitante et de vos arrière-pensées reptiliennes ?

En cette fin d'après-midi pluvieuse du 19 novembre, les rôles sont pourtant inversés : l'auteur de ces lignes, à qui l'on a répété à Paris que l'étincelle burkinabè allait mettre le feu à la plaine congolaise, est venu voir, tout au moins le croit-il, celui qui, après Blaise Compaoré, est "le prochain sur la liste". 


Longévité au pouvoir (dix-sept ans), âge (72 ans), velléité de passer outre la date de péremption fixée par la Constitution (2016) : les ingrédients de base d'une répétition à Brazzaville du scénario ouagalais sont là, tout au moins sur le papier.

>> Lire aussi : Sassou Nguesso candidat en 2016 ?

Si l'on ajoute à cela la chute des cours du pétrole, dont le Congo est largement dépendant, l'atonie d'un gouvernement critiqué dans l'opinion et la persistance de sérieux problèmes sociaux, le compte à rebours paraît inéluctable. 


Or, surprise, c'est un homme serein, étonnamment lucide et totalement déterminé qui nous reçoit pour une longue conversation, d'où il ressort que oui, il ira jusqu'au bout, le temps de mettre sur les rails une nouvelle République et d'entrer avec elle dans une nouvelle ère, avant de se retirer le moment venu sur les rives de l'Alima pour y taquiner les silures, à l'ombre d'un manguier.

Plusieurs épisodes de guerre civile dans l'histoire du Congo

Si l'objectif est clair, le chemin pour y parvenir est à la fois étroit, sinueux et parsemé d'embûches, tant il est complexe de deviner qui est qui et avec qui, qui joue à quoi et contre qui dans ce marigot politique congolais où les acteurs semblent tous porter des masques. 


Pour comprendre, mieux vaut écarter tout de suite l'hypothèse d'une transposition mécanique du "modèle" burkinabè sur les rives du grand fleuve.

À la différence du Burkina, le Congo a déjà connu une alternance démocratique (en 1992) et une conférence nationale souveraine, sans que pour autant se dégagent au sein d'une société civile encore embryonnaire des organisations fédératrices comme Y'en a marre ou Le Balai citoyen, dont le rôle d'éveilleur de consciences a été déterminant. 


Ici, tout est encore largement ethnicisé : on est du Nord ou du Sud, mbochi, lari, téké ou vili avant de revendiquer son appartenance à tel ou tel courant politique.

Surtout, contrairement au Burkina, au Sénégal et à la plupart des pays d'Afrique de l'Ouest, le Congo a vécu depuis 1959 plusieurs épisodes de guerre civile dont le dernier, en 1997-1998, a été particulièrement traumatisant et régressif en matière de repli identitaire. 


La crainte de revivre ce cauchemar sanglant et destructeur est encore vivace dans l'esprit des populations, au point qu'il est pratiquement impossible pour un leader d'opinion de faire descendre dans la rue plus que quelques centaines de manifestants.

Si tant est qu'il en ait eu le projet, le pouvoir a renoncé à passer en force, c'est-à-dire via le Parlement, pour changer de Constitution.

Certes, avancer qu'aucune leçon n'a été tirée de Ouagadougou serait une erreur. Si tant est qu'il en ait eu le projet, le pouvoir a ainsi renoncé à passer en force, c'est-à-dire via le Parlement, pour changer de Constitution (toute révision de la loi fondamentale de 2002 étant impossible). 


Un basculement vers une VIe République congolaise présenterait entre autres avantages celui de ne pas tomber sous le coup des recommandations de la Charte africaine de la démocratie de 2007, laquelle ne fustige que les amendements ou révisions constitutionnels "portant atteinte aux principes de l'alternance", sans se prononcer sur les changements de régime.

De son côté, l'opposition a puisé dans la chute de Blaise Compaoré quelques raisons d'espérer et une certaine capacité mobilisatrice, sans être en mesure pour autant de mettre un terme à ses divisions. 


Un parti traditionnel modéré comme l'Union panafricaine pour la démocratie sociale (Upads) de Pascal Tsaty Mabiala, qui surfe sur l'héritage politique de l'ex-président Pascal Lissouba - définitivement hors jeu pour raisons de santé - tout en étant le seul à compter quelques élus à l'Assemblée et au Sénat, est ainsi régulièrement soupçonné de "collaboration" par certains de ses anciens dirigeants passés dans le camp de l'opposition radicale.

Jean Itadi, Christophe Moukouéké, Victor Tamba-Tamba, anciens ministres de l'époque Lissouba, ont rejoint d'autres personnalités issues, elles, du giron du Parti congolais du travail (PCT), au pouvoir, comme Clément Mierassa et Mathias Dzon, autour du mot d'ordre de "Touche pas à ma Constitution", qu'il serait plus honnête de traduire par un "Sassou dégage", tant le débat est personnalisé, au point de faire oublier une contradiction fondamentale : ceux qui défendent aujourd'hui la Constitution de janvier 2002 sont ceux-là même qui, à l'époque, combattirent son adoption !

Une demi-douzaine de mouvements, plateformes et collectifs ont vu le jour, dont on ne sait trop ce qu'ils représentent réellement en dehors de leurs initiateurs du Congo ou de la diaspora, qui tous tentent de mobiliser une jeunesse urbaine touchée par le chômage, déboussolée, dépolitisée et donc manipulable. 


Si tentation de la violence il y a, c'est aussi du côté de ces apprentis sorciers qu'il convient de la chercher...

Rupture entre le PCT et ses alliés

Reste que, effet Burkina ou pas, le mal récurrent de l'opposition congolaise demeure le même. Contrairement à ses homologues d'Afrique de l'Ouest, elle compte beaucoup plus sur les soutiens de l'extérieur - en particulier de la France, de l'Union européenne et des États-Unis - que sur ses propres forces. 


Visiteurs réguliers des chancelleries occidentales à Brazzaville, qui leur prêtent parfois une oreille complaisante, ses leaders compensent souvent leur déficit d'implantation locale par des déclarations d'autant plus médiatisées qu'elles sont outrancières, et par une présence assidue sur la Toile.

En outre et à la différence de la situation qui prévaut "en face", comme l'on dit ici, en RD Congo, l'Église catholique dont les prélats sont traités avec égards par le pouvoir n'offre pas - tout au moins pour l'instant - de matrice alternative à la contestation. 


En dehors de quelques prêches d'abbés très engagés, sermons et lettres pastorales évitent en général de se mêler de politique, à l'instar des principaux cadres d'une armée placée sous le commandement du général saint-cyrien Guy Okoï, réputé loyaliste et républicain. 

Enfin, comme tous les politiciens congolais, ceux de l'opposition sont en permanence soupçonnés par l'opinion d'être solubles dans les postes et dans l'argent, ainsi que de faire passer leur appartenance communautaire avant l'intérêt national.

Ce tableau pourrait a priori paraître favorable à Denis Sassou Nguesso. Mais l'est-il vraiment ? À regarder l'autre volet du diptyque, côté majorité présidentielle, ce n'est pas sûr et c'est même peut-être de là que vient le véritable danger. 


Premier constat : entre le PCT, formation historique et ultradominante au pouvoir, et la plupart de ses alliés, la rupture est désormais une perspective proche.

Elle est même consommée avec le Mouvement congolais pour la démocratie et le développement intégral (MCDDI), parti très implanté dans la grande province du Pool, dont le secrétaire général Guy Parfait Kolélas, fils du mythique Bernard Kolélas, ne cache pas son ambition d'être candidat à la présidentielle de 2016 et son opposition à un changement de la Constitution, tout en continuant à occuper son fauteuil de ministre de la Fonction publique.

Même paradoxe chez Claudine Munari. Pour l'ex-directrice de cabinet de Lissouba, ministre elle aussi, pas question d'accepter une nouvelle candidature de Sassou dans moins de deux ans. Certes, Guy Parfait Kolélas est combattu au sein de sa formation par son propre frère, Landry, numéro deux de la municipalité de Brazzaville, ainsi que par le ministre Bernard Tchibambelela, beaucoup plus légalistes. 


Mais le malaise est réel, dû entre autres au retard considérable pris dans la mise en oeuvre des recommandations des concertations d'Ewo et de Dolisie.

Le PCT lui-même est devenu illisible, au point de donner l'impression qu'il hésite à soutenir clairement le président de son comité central, Denis Sassou Nguesso.

"Seules trois recommandations sur quinze ont été suivies d'effet", déplore Marius Mouambenga, le commissaire général chargé du suivi de ces concertations. La faute à qui ? 


"Au PCT, qui ne respecte pas ses engagements", jure Guy Kolélas. 

"Au ministre de l'Intérieur [Raymond Zéphirin Mboulou], qui bloque leur application", rétorque Pierre Ngolo, le secrétaire général du parti au pouvoir. "Au PCT, qui démontre qu'il n'a aucune influence sur le gouvernement", tranche Mouambenga. Drôle d'ambiance...

Deuxième constat : le PCT lui-même est devenu illisible, au point de donner l'impression qu'il hésite à soutenir clairement le président de son comité central, Denis Sassou Nguesso. 


Le 7 novembre, après la tenue d'un bureau politique au cours duquel la totalité des dirigeants moins un (Charles Zacharie Bowao, devenu très critique depuis qu'il a été débarqué de son poste de ministre de la Défense) s'est prononcée pour un changement de Constitution, le PCT était censé annoncer son choix et ouvrir le débat. 

Une annonce annulée in extremis pour cause de contexte burkinabè ("cela aurait pu apparaître comme une provocation inopportune", explique Pierre Ngolo), mais aussi parce qu'il convenait de sensibiliser au préalable la base du parti à ce débat - ce qui n'avait pas été fait - afin d'éviter qu'il ne produise un résultat contraire à celui escompté.


À gauche : Clément Mierassa, président du Parti social-démocrate,
lors du rassemblement des fronts d'opposition, en juin 2009.
© Vincent Fournier / JA
Au centre : Pierre Ngolo, secrétaire général du Parti congolais du travail.
© Baudouin Mouanda pour J.A.
À droite : le défunt Bernard Koléls et son fils Guy Parfait,
secrétaire général du Mouvement congolais de la démocratie et le développement intégral, en 2007.
© Martin van Der Belen/AFP

Alliances nocturnes et solidarités transversales

Depuis, le PCT a décidé d'entreprendre cet indispensable travail de sensibilisation militante, puis de passer à l'étape suivante. Laquelle ? Tout est encore flou. 


Chef d'un petit parti proche de la mouvance présidentielle, l'expert-comptable Nicéphore Fylla Saint-Eudes préconise la tenue d'un large forum national sous la houlette du Sénat et de son président, André Obami Itou, au cours duquel on débattrait de tout, y compris de la Constitution. 

Une hypothèse à laquelle Pierre Ngolo n'est pas hostile : "Le PCT ira, dit-il, avec l'intention de défendre le projet de changement de Constitution."

Reste que si elle part d'une recherche louable de consensus, cette perspective est risquée pour le pouvoir, d'autant qu'elle ne semble pas avoir été convenablement préparée : d'une simple concertation à une conférence nationale - scénario que Denis Sassou Nguesso ne souhaite surtout pas revivre - en passant par les états généraux réclamés par Jean Itadi (lequel qualifie le régime actuel de "sultanique"), des passerelles existent en effet qui sont autant de pièges possibles visant à dépouiller le chef d'une partie de ses pouvoirs et à rendre impossible sa candidature pour un ultime mandat.

Dans ce pays où le débat politique se décline volontiers sur le mode de la rumeur, de la suspicion voire de la paranoïa, adopter comme grille de lecture des schémas prêts à publier du type "pouvoir d'un côté, opposition de l'autre et société civile au milieu" ne fonctionne pas. 


En cette période tendue, entre chien et loup, où le chef n'a toujours pas dit clairement où il va et comment il compte s'y rendre, tout un entrelacs d'alliances nocturnes et de solidarités transversales se nouent, qui transcendent les allégeances officielles. Y compris au sein du gouvernement et dans l'entourage proche de Denis Sassou Nguesso.

Si d'anciens ministres qui lui doivent beaucoup, comme Charles Bowao ou André Okombi Salissa, ont, une fois limogés, choisi de camper ouvertement dans l'opposition, d'autres et non des moindres entretiennent deux fers au feu, quand ils ne souhaitent pas tout simplement son départ. 


Il y a la "génération prince Charles", ceux qui, par l'âge, perdront toute chance d'accéder un jour au pouvoir si Sassou se succède à lui-même.

Pour l'instant, Sassou Nguesso fait ce qu'il a toujours fait : il attend, immobile, en guettant les têtes qui finiront bien par surgir des hautes herbes de la savane, avant de bondir.

Il y a ceux qui estiment que le président échouera s'il persiste dans son projet de se maintenir, que la pression internationale sera trop forte, qu'il va dans le mur et que le Nord perdra le pouvoir si on ne l'écarte pas dès que possible. 


Il y a enfin quelques sécurocrates habiles à jouer avec le feu, adeptes des situations de crise, déjà à l'oeuvre dans le recrutement d'anciens miliciens ninjas ou cobras prêts à déclencher des troubles au cas où. 

Ces trois groupes ont en commun de jouir de trésors de guerre souvent considérables, accumulés par des prétendants au trône embusqués, prêts à s'allier comme à s'entre-dévorer.

Pour l'instant, celui qui nous reçoit en son palais marbré fait ce qu'il a toujours fait : il attend, immobile, en guettant les têtes qui finiront bien par surgir des hautes herbes de la savane, avant de bondir. 


Mais outre que cette stratégie, à force de servir, est devenue lisible et prévisible, il n'est pas sûr que le temps cette fois joue en sa faveur, sauf à donner l'impression paralysante - y compris aux investisseurs - que le Congo est entré dans une transition qui ne dit pas son nom.

S'il souhaite réellement aller au-delà du terme fixé par la Constitution actuelle, en dépit des injonctions à géométrie variable de Paris, Washington ou Bruxelles, qui manifestement n'ont cure de ses talents de médiateur régional, Denis Sassou Nguesso va devoir, avant même de songer à organiser un référendum constitutionnel, donner des signaux forts et être enfin proactif. 


Cela passera, bien sûr, par un changement de gouvernement : comment imaginer aller chercher l'onction du peuple avec une équipe aussi usée ?

Se faire violence

Denis Sassou Nguesso va devoir se faire violence : aller picorer de nouveaux talents y compris au sein de l'opposition, s'ouvrir aux femmes et aux jeunes, accepter que ceux dont l'opinion ne veut plus et dont il faudra se séparer aillent rejoindre le clan des frustrés remâchant leur amertume - mais depuis quand la politique se fait-elle dans un sanatorium ? 


Cela passera aussi par une nouvelle gouvernance axée sur le partage et par un énorme chantier, celui de la jeunesse, de sa formation et de son emploi, bombe à retardement dans un pays où l'âge moyen est de 19 ans.

Cela passera enfin par une vraie autonomie de gestion accordée aux collectivités locales et par une révolution culturelle des comportements de ceux qui, dans ce pays, détiennent une parcelle d'autorité : l'humilité plutôt que l'arrogance, la modestie plutôt que l'ostentation.

Contrairement à ce que l'on croit à Paris et à ce que répètent des opposants pressés d'accéder à la table du banquet, ce n'est pas l'alternance au pouvoir qui obsède les Congolais, ni tel ou tel article de leur Constitution. 


L'Histoire, leur histoire leur a maintes fois démontré que quelle que soit l'appartenance politique de ceux qui prétendent parler en leur nom, tous se coulent dans le même moule lorsqu'ils parviennent à leurs fins.

Ce qui les obsède, c'est le partage, la dignité, la fin des humiliations, l'intégrité de ceux qui les dirigent, l'accès aux soins, des salles de classe qui soient autre chose que des bétaillères, des formations qualifiantes, l'eau et l'électricité pour tous. 


Denis Sassou Nguesso doit à son passé d'enfant de la brousse, aux cent kilomètres à pied qu'il fit un jour de 1950 pour rejoindre l'école primaire d'Owando et à sa jeunesse d'officier progressiste admirateur de Lumumba et de Sankara de ne jamais avoir méprisé son peuple. 

À lui de retrouver cette énergie et cet élan. La balle est dans son camp. Si elle lui échappe par maladresse ou s'il laisse l'un de ses adversaires s'en emparer, cette fois, elle ne lui reviendra plus.
_______________
François Soudan, envoyé spécial à Brazzaville
Jeune Afrique

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire