9 mars 2015
C'est souvent à la chute des dictateurs que l’on découvre leur folie meurtrière. L'ex président de l'Ouganda avait étalé ses errements devant les caméras de Barbet Schroeder.
Les lunettes de Foccart… est une rubrique qui permet de remettre dans son contexte l’histoire de la décolonisation de l’Afrique.
Pour un citoyen des années 2000, la folie d’Idi Amin a été fixée sur la pellicule avec Le dernier roi d’Ecosse. Dans ce film de Kevin MacDonald, réalisé en 2006, Forest Whitaker réalise une performance récompensée par l’Oscar du meilleur acteur 2007 en incarnant Idi Amin Dada, le président-dictateur d’Ouganda.
Mais, comme bien souvent, la réalité dépasse la fiction. Trois décennies plus tôt, c’est Idi Amin en personne qui s’installe face à une caméra. En 1974, Barbet Schroeder réalise un documentaire intitulé Général Idi Amin Dada : autoportrait.
Le sous-titre, souvent oublié, donne le ton : « On ne court jamais aussi vite qu’une balle de fusil ». Aussi incroyable que cela puisse paraître, le dictateur y adopte une liberté de ton qu’aucune fiction n’aurait osé mettre en scène : auto-suffisance et culte de l’omnipotence et de la toute puissance (physique et politique) semblent les deux ressorts psychologiques sur lesquels s’appuie Idi Amin pour parler face caméra.
Idi Amin Dada (à droite) copyright Kaysha
Naturellement, la confection du film est loin d’être innocente : si Idi Amin a donné un accès sans précédent à son univers quotidien à Barbet Schroeder et à son équipe, c’est parce qu’il croit qu’il contrôle parfaitement son image et qu’il est un des chefs d’État les plus puissants de la planète.
Sans réel recul critique sur le projet, il considère que ce documentaire participe directement au culte de sa personnalité.
Ancien soldat des King’s African Rifles (il a notamment servi comme sous-officier au Kenya lors de la répression de la révolte Mau-Mau), il est promu major général dans l’armée postcoloniale ougandaise dont il devient le commandant.
Le 25 janvier 1971, il effectue un coup d’État qui renverse le dictateur Milton Obote. Initialement perçu comme un libérateur du peuple, il ne tarde pas à s’afficher aussi violent et brutal que son prédécesseur.
Il accueille la caméra de Barbet Schroeder seulement trois ans après sa prise de pouvoir. Entre temps, force est de constater que son despotisme et sa mégalomanie sont clairement apparus. Une semaine après son coup d’État, il proclame président de la République et commandant en chef de l’armée, et promulgue la loi militaire.
La dictature se met en place, dont la redoutée police politique, le SRB (State Research Bureau) devient le bras armé.
Dès 1972, la répression est ethniquement ciblée : les populations Acholi et Lango sont collectivement soupçonnées d’êtres les soutiens de Milton Obote (le président déchu qui entend préparer son retour par les armes) et sont persécutées.
À l’été, Idi Amin déclare la guerre économique... et spolie les entreprises et commerçants asiatiques (notamment les Indiens et les Pakistanais).
En cette même année 1972 qui a vu les attentats aux JO de Munich, Idi Amin manifeste son hostilité à Israël, et dit vouloir se rapprocher de la Libye de Kadhafi et du bloc de l’Est.
C’est ici un point central du film de Barbet Schroeder : Idi Amin lui présente fièrement les grandes manœuvres de ses soldats ougandais (parachutistes, tanks, hélicoptères – il demande personnellement de les filmer quand ils passent au-dessus de la tête de Barbet Schroeder)... pour s’emparer du Golan !
Car le premier message qu’Idi Amin entend faire passer en acceptant la caméra de Barbet Schroeder, c’est qu’il est une puissance militaire de premier plan, la seule capable de renverser Israël.
La guerre du Kippour vient de se jouer en 1973, et Idi Amin se voit comme le seul challenger militaire crédible de Tsahal. Ancien stagiaire des parachutistes israéliens, il considère qu’il a percé à jour leur dessein en ayant découvert leur « manuel » : les protocoles des sages de Sion – ce célèbre faux de la Belle Époque.
Emporté dans son délire d’omni-puissance, Idi Amin fait mettre en scène ses voyages à travers l’Ouganda aussi bien que son conseil des ministres.
Dans les deux cas, la spontanéité de ceux qui l’entourent (que ce soient des villageois ou des ministres) est parfaitement encadrée. En brousse, le peuple va à la rencontre de son « père » dans un élan d’enthousiasme scrupuleusement préparé.
En conseil, les ministres civils et militaires, appliqués, font semblant d’écrire quand il martèle ses consignes avec force (« I must make it absolutely clear »).
Dans les deux cas, la scénographie de son pouvoir personnel est aussi caricaturale qu’inquiétante.
Ses discours publics sont fondés sur sa puissance personnelle : Idi Amin a tout fait et sait tout, aussi bien lorsqu’il s’adresse à des sportifs qu’à des médecins. Sa force n’a aucun égal et il triomphe de tout.
Il met son énergie au service de l’État et du développement de l’Ouganda. Et il rit. Son rire pourrait en faire un Ubu comique, sympathique... s’il n’était pas un masque macabre.
En conseil des ministres, Idi Amin tance sévèrement ses ministres pour la mauvaise représentation de l’Ouganda à travers le monde ; deux semaines plus tard, le cadavre du ministre des Affaires étrangères est retrouvé dans le Nil.
Caricature d’Idi Amin Dada par Edmund S. Valtman (Library of Congress)
Face caméra, Idi Amin parle, parle, parle... il aborde des considérations zoologiques (les vertus symboliques du lion, de l’éléphant et des crocodiles lors d’un voyage en barque), développe des considérations géostratégiques, etc.
Il parle à tel point qu’il ne semble pas avoir d’idée précise sur ce qu’il veut dire au moment où il entame une phrase ; son principal souci est uniquement de s’afficher dans toute sa puissance – ou plus exactement ce qu’il croit être sa puissance, qui, vue sur les écrans occidentaux en 1974, au contraire, lui a conféré les traits d’un tyran fou.
En ce sens, le documentaire de Barbet Schroeder est unique et inquiétant : on y découvre un Idi Amin qui paraît tout à la fois candide et riant, et autoritaire et tyrannique.
Il assume des idées géopolitiques personnelles très arrêtés... dans lesquelles l’Ouganda et sa personne constituent manifestement le centre d’équilibre mondial.
En 2006, une version numérique restaurée de ce documentaire est éditée par Carlotta films. Il mérite d’être visionnée et re-visionnée car il permet – cas exceptionnel – d’entrer dans la tête d’un despote.
En 1979, Idi Amin est renversé, soit cinq ans après Général Idi Amin : autoportrait.
Le pouvoir d’Idi Amin aura duré huit ans et fait entre 150 000 et 300 000 morts, selon certaines estimations, entre 300 000 et 500 000 selon d’autres.
Il meurt en 2003, en exil à Djeddah. Il n’a pas fallu attendre sa chute pour tomber les masques du despote : simultanément ivre de son orgueil et goguenard, il a livré personnellement sa confession cinématographique dès 1974, sans en prendre pleinement conscience.
Général Idi Amin Dada, «On ne court jamais aussi vite qu’une balle», Carlotta film
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Jean-Pierre Bat
C'est souvent à la chute des dictateurs que l’on découvre leur folie meurtrière. L'ex président de l'Ouganda avait étalé ses errements devant les caméras de Barbet Schroeder.
Les lunettes de Foccart… est une rubrique qui permet de remettre dans son contexte l’histoire de la décolonisation de l’Afrique.
Pour un citoyen des années 2000, la folie d’Idi Amin a été fixée sur la pellicule avec Le dernier roi d’Ecosse. Dans ce film de Kevin MacDonald, réalisé en 2006, Forest Whitaker réalise une performance récompensée par l’Oscar du meilleur acteur 2007 en incarnant Idi Amin Dada, le président-dictateur d’Ouganda.
Mais, comme bien souvent, la réalité dépasse la fiction. Trois décennies plus tôt, c’est Idi Amin en personne qui s’installe face à une caméra. En 1974, Barbet Schroeder réalise un documentaire intitulé Général Idi Amin Dada : autoportrait.
Le sous-titre, souvent oublié, donne le ton : « On ne court jamais aussi vite qu’une balle de fusil ». Aussi incroyable que cela puisse paraître, le dictateur y adopte une liberté de ton qu’aucune fiction n’aurait osé mettre en scène : auto-suffisance et culte de l’omnipotence et de la toute puissance (physique et politique) semblent les deux ressorts psychologiques sur lesquels s’appuie Idi Amin pour parler face caméra.
Idi Amin Dada (à droite) copyright Kaysha
Naturellement, la confection du film est loin d’être innocente : si Idi Amin a donné un accès sans précédent à son univers quotidien à Barbet Schroeder et à son équipe, c’est parce qu’il croit qu’il contrôle parfaitement son image et qu’il est un des chefs d’État les plus puissants de la planète.
Sans réel recul critique sur le projet, il considère que ce documentaire participe directement au culte de sa personnalité.
Ancien soldat des King’s African Rifles (il a notamment servi comme sous-officier au Kenya lors de la répression de la révolte Mau-Mau), il est promu major général dans l’armée postcoloniale ougandaise dont il devient le commandant.
Le 25 janvier 1971, il effectue un coup d’État qui renverse le dictateur Milton Obote. Initialement perçu comme un libérateur du peuple, il ne tarde pas à s’afficher aussi violent et brutal que son prédécesseur.
Il accueille la caméra de Barbet Schroeder seulement trois ans après sa prise de pouvoir. Entre temps, force est de constater que son despotisme et sa mégalomanie sont clairement apparus. Une semaine après son coup d’État, il proclame président de la République et commandant en chef de l’armée, et promulgue la loi militaire.
La dictature se met en place, dont la redoutée police politique, le SRB (State Research Bureau) devient le bras armé.
Dès 1972, la répression est ethniquement ciblée : les populations Acholi et Lango sont collectivement soupçonnées d’êtres les soutiens de Milton Obote (le président déchu qui entend préparer son retour par les armes) et sont persécutées.
À l’été, Idi Amin déclare la guerre économique... et spolie les entreprises et commerçants asiatiques (notamment les Indiens et les Pakistanais).
En cette même année 1972 qui a vu les attentats aux JO de Munich, Idi Amin manifeste son hostilité à Israël, et dit vouloir se rapprocher de la Libye de Kadhafi et du bloc de l’Est.
C’est ici un point central du film de Barbet Schroeder : Idi Amin lui présente fièrement les grandes manœuvres de ses soldats ougandais (parachutistes, tanks, hélicoptères – il demande personnellement de les filmer quand ils passent au-dessus de la tête de Barbet Schroeder)... pour s’emparer du Golan !
Car le premier message qu’Idi Amin entend faire passer en acceptant la caméra de Barbet Schroeder, c’est qu’il est une puissance militaire de premier plan, la seule capable de renverser Israël.
La guerre du Kippour vient de se jouer en 1973, et Idi Amin se voit comme le seul challenger militaire crédible de Tsahal. Ancien stagiaire des parachutistes israéliens, il considère qu’il a percé à jour leur dessein en ayant découvert leur « manuel » : les protocoles des sages de Sion – ce célèbre faux de la Belle Époque.
Emporté dans son délire d’omni-puissance, Idi Amin fait mettre en scène ses voyages à travers l’Ouganda aussi bien que son conseil des ministres.
Dans les deux cas, la spontanéité de ceux qui l’entourent (que ce soient des villageois ou des ministres) est parfaitement encadrée. En brousse, le peuple va à la rencontre de son « père » dans un élan d’enthousiasme scrupuleusement préparé.
En conseil, les ministres civils et militaires, appliqués, font semblant d’écrire quand il martèle ses consignes avec force (« I must make it absolutely clear »).
Dans les deux cas, la scénographie de son pouvoir personnel est aussi caricaturale qu’inquiétante.
Ses discours publics sont fondés sur sa puissance personnelle : Idi Amin a tout fait et sait tout, aussi bien lorsqu’il s’adresse à des sportifs qu’à des médecins. Sa force n’a aucun égal et il triomphe de tout.
Il met son énergie au service de l’État et du développement de l’Ouganda. Et il rit. Son rire pourrait en faire un Ubu comique, sympathique... s’il n’était pas un masque macabre.
En conseil des ministres, Idi Amin tance sévèrement ses ministres pour la mauvaise représentation de l’Ouganda à travers le monde ; deux semaines plus tard, le cadavre du ministre des Affaires étrangères est retrouvé dans le Nil.
Caricature d’Idi Amin Dada par Edmund S. Valtman (Library of Congress)
Face caméra, Idi Amin parle, parle, parle... il aborde des considérations zoologiques (les vertus symboliques du lion, de l’éléphant et des crocodiles lors d’un voyage en barque), développe des considérations géostratégiques, etc.
Il parle à tel point qu’il ne semble pas avoir d’idée précise sur ce qu’il veut dire au moment où il entame une phrase ; son principal souci est uniquement de s’afficher dans toute sa puissance – ou plus exactement ce qu’il croit être sa puissance, qui, vue sur les écrans occidentaux en 1974, au contraire, lui a conféré les traits d’un tyran fou.
En ce sens, le documentaire de Barbet Schroeder est unique et inquiétant : on y découvre un Idi Amin qui paraît tout à la fois candide et riant, et autoritaire et tyrannique.
Il assume des idées géopolitiques personnelles très arrêtés... dans lesquelles l’Ouganda et sa personne constituent manifestement le centre d’équilibre mondial.
En 2006, une version numérique restaurée de ce documentaire est éditée par Carlotta films. Il mérite d’être visionnée et re-visionnée car il permet – cas exceptionnel – d’entrer dans la tête d’un despote.
En 1979, Idi Amin est renversé, soit cinq ans après Général Idi Amin : autoportrait.
Le pouvoir d’Idi Amin aura duré huit ans et fait entre 150 000 et 300 000 morts, selon certaines estimations, entre 300 000 et 500 000 selon d’autres.
Il meurt en 2003, en exil à Djeddah. Il n’a pas fallu attendre sa chute pour tomber les masques du despote : simultanément ivre de son orgueil et goguenard, il a livré personnellement sa confession cinématographique dès 1974, sans en prendre pleinement conscience.
Général Idi Amin Dada, «On ne court jamais aussi vite qu’une balle», Carlotta film
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Jean-Pierre Bat
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