Comme promis, nous publions la deuxième et dernière partie de l’excellente interview de l’ex-ambassadeur de France à Abidjan tirée du documentaire « Le droit à la différence sur Laurent Gbagbo » de Nocoletta Fagiolo dans lequel sont déjà intervenues des personnalités civiles ou militaires françaises qui ont joué un rôle capital dans la crise ivoirienne.
Au fil de l’entretien qui transporte le lecteur par réalité, on sent surtout monter chez le narrateur, tout comme ce fut le cas du colonel Peillon, ancien porte-parole de la force Licorne, une terrible révolte.
Car son témoigne parfois blasé, parfois sans concession ou même parfois édulcoré, démontre clairement que Paris n’a jamais voulu laisser Gbagbo tranquille.
« On ne me laisse pas faire le travail pour lequel je suis élu », avait dit un jour Gbagbo, agacé.
Pourquoi faisait-il si peur et pourquoi il y avait une telle haine à son égard, plus de 10 ans après son passage à Abidjan, l’ambassadeur français ne comprend toujours pas. Sans les bombardements des Ivoiriens sur les deux ponts. « La France aurait été vaincue », se justifie-t-il aujourd’hui.
Vendredi 6 Mars 2015
L'ex-ambassadeur de France à Abidjan, Gildas Le Lidec Vous parlez aussi de l’arrivée de Poncet en juin. Vous avez dit qu’avec Joanna et Beth, les relations étaient plus apaisées
C’est très difficile ; il est certain que cette situation ne dépend pas d’un seul homme, quel que soit son caractère. Vous ne pouvez pas dire que ça s’est envenimé parce que Poncet est arrivé. Il faut remettre les choses dans leur contexte.
Il est certain que lorsque le général Poncet prend en charge le commandement de Licorne, la situation a beaucoup évolué en Côte d’Ivoire dans le mauvais sens.
La situation que Poncet prend en main est différente de celle qu’avait Joanna ou Beth. On est à un autre stade d’évolution de la situation.
Mais je dois dire, à la décharge du général Poncet, que s’il n’avait pas eu l’attitude qu’il a eue lors des événements de novembre 2004, c’est-à-dire ces événements qui lui ont été beaucoup reprochés quand il a fait bombarder les ponts, la France aurait été vaincue.
Nous n’aurions pas été en mesure d’évacuer tous les étrangers comme nous l’avons fait d’Abidjan (…)
Qu’est-ce qui s’est passé le 6 novembre 2004, vers 13 heures 30 ou 40, les deux sukhoï bombardent le camp français de Bouaké, tuent neuf soldats et un américain.
Trois quart d’heure ou une heure après, l’ordre est donné par le président de la République française de détruire les sukhoï. Alors, est-ce que l’ordre c’était de détruire les sukhoï ou tous les sukhoï, je n’en sais rien.
En tout cas l’ordre n’est pas passé par moi. Parce que c’est ça aussi la difficulté quand vous avez deux sources de pouvoir. Et ça compliquait la situation. Il y avait la source diplomatique avec à sa tête LeLidec qui avait 70 hommes et la source militaire avec Poncet qui avait à sa charge 5000 hommes dont 30 colonels pour faire des analyses et recueillir des informations.
Moi je n’avais que trois collègues diplomates. Un tel déséquilibre rendait la situation difficile.
Donc, la foule descend avec une rapidité extraordinaire. Moi je vais voir Gbagbo à quatre heures ou cinq heures de l’aprèsmidi, les Lycées français sont déjà en flammes et la foule se précipite vers le 43è Bima.
Le problème qui se pose au général Poncet, c’est qu’il est retranché au 43è Bima et il n’a pas 300 militaires parce que toute la force Licorne est déployée tout le long de la zone de confiance.
Donc le seul moyen qu’il avait, c’était de les arrêter au pont (bombarder les ponts, ndlr). Parce que s’ils passaient le pont, il ne leur fallait pas une demi-heure pour prendre le camp. Ils auraient pris Bima et auraient planté le drapeau.
C’était Dien Bien Phu qui recommençait en 2004 à Abidjan. Donc, ya pas des bons et des méchants ; y avait le contexte et les impératifs qui s’imposent.
Le Président Gbagbo vous avait-il mis au courant ?
Effectivement Gbagbo m’avait parlé. Il disait que la situation ne peut plus durer. Tout le monde dit on doit désarmer les rebelles et on ne le fait pas. J’ai dit, faites ce que vous voulez M. le président mais vous allez violer l’accord international qui reconnait la ligne de confiance.
Puis effectivement, je suis allé voir Gbagbo le mardi 2 novembre avec le général Poncet. Et il nous annonce son intention de faire l’opération Dignité.
Le général Poncet lui dit « Monsieur le Président, si j’étais votre conseiller militaire et si vous me demandiez qu’est-ce que vous pensez de mon idée, je vous dirais attention monsieur le Président méfiez-vous !
Est-ce que vos forces sont capables, est-ce que vous êtes sûr qu’il n’y aura pas de dommages collatéraux et lui pose tout un tas de questions pour essayer de le convaincre de renoncer.
Moi je parle en deuxième et je lui dis : « je me considère comme votre conseiller diplomatique : est-ce que vous êtes sûr qu’il n’y aura pas une condamnation du conseil de sécurité etc… »
Et Gbagbo était furieux de notre réaction parce qu’il pensait que j’étais d’accord avec ce qu’il voulait faire. Je n’étais pas complètement contre parce qu’on ne pouvait pas continuer comme ça. Il fallait que ça bouge d’un côté comme de l’autre. Moi j’ai toujours été pour le mouvement.
Voyant que je prenais une attitude purement diplomatique, il ne nous raccompagne pas et nous dit bon…je vais voir ce que je peux faire. Je ne peux pas renoncer parce que mes militaires me poussent ; c’est eux qui veulent aller à la guerre. Alors je lui dis faites une déclaration à la télévision pour dire que vous avez compris ce que les militaires veulent mais qu’il y a des accords internationaux, etc.
Et le soir, j’attendais devant la télévision la déclaration et vers 21 heures, Tagro, son ministre qui va être tué par la suite, lit une déclaration dans laquelle le Président assure qu’il a bien compris le message des militaires mais leur demande de ne pas poser des actes qui pourraient être condamnés et démontrer ainsi que c’est nous qui avons tort.
Le lendemain était prévu une conversation téléphonique entre Gbagbo et Chirac, la première du genre. J’ai donc appelé l’Elysée pour dire que cette conversation ne s’impose plus parce que le président Gbagbo a fait une déclaration pour ajourner l’opération.
Donc, cette conversation ne s’imposait plus. Et comme le président français n’appelle pas souvent le président ivoirien au téléphone, gardons la conversation téléphonique pour un meilleur moment. Mais on répond que c’était déjà prévu.
Et la conversation a lieu ; c’est lamentable, Chirac prend son téléphone et engueule Gbagbo. Et dans l’aprèsmidi Gbagbo me dit que j’avais prévu d’ajourner l’opération mais à cause de la façon dont ton président m’a parlé, elle aura lieu demain matin. Et il a perdu.
Alors là, il y a plusieurs versions. Il ya un rapport de l’Onuci qui révèle que Gbagbo était sur le point de gagner, il ya même un rapport d’un militaire français de la force Licorne qui dit que Gbagbo était sur le point de gagner et que c’était une affaire d’une, deux ou trois jours.
Pourquoi il irait alors bombarder les soldats français
Mais est-ce que c’est vrai ?
Je l’ai revu juste avant de partir à un dîner et je lui ai demandé « mais pourquoi vous avez fait ça ? » et il m’a répondu « mais quel intérêt avais-je à le faire ? » Je continue à ne pas voir l’intérêt qu’il y aurait à le faire. En fait, je n’en sais rien.
Pour moi, ça reste un grand mystère sauf si les militaires en savent quelque chose. Même vis-vis de moi, diplomate français, il y a eu une couverture du secret (…) Et puis moi, je ne sais rien de ce qui se passe à l’extérieur. Je suis dans le noir total.
Et cette histoire rocambolesque des 7 et 8 novembre avec des chars qui se retrouvent devant la résidence présidentielle
Pour moi, c’est bizarre. Pourquoi la colonne de chars a pris un tout petit chemin détourné pour se retrouver devant le domicile de Gbagbo alors que l’hôtel Ivoire est relié par une grande avenue.
Alors madame Alliot-Marie a dit que c’était pour protéger l’ambassadeur de France ; on a aussi dit que c’était une jeep de l’Onuci qui avait mal guidé les chars français. Je ne crois absolument à aucune de ces versions.
Moi je me pose une question, pourquoi ils se sont engagés dans la rue du bélier qui est une rue très étroite. Et puis, les chars quand ils étaient en attente devant le palais présidentiel avaient l’opercule ouverte. C’est-dire que c’est un char qui est en position de tir.
Combien de chars ?
Une vingtaine ou une trentaine. C’étaient des chars commandés par le colonel Destremau que Poncet faisait venir d’urgence parce que lui n’avait plus aucune protection à Licorne. Sinon Licorne tombait, le camp aurait été envahi par un million de personnes.
Pourquoi il y a eu cet arrêt à l’hôtel Ivoire qui avait l’antenne de la télévision et le Mossad, deux heures avant de rejoindre le camp militaire de Port-bouët ?
C’était un très mauvais endroit. Ce n’est pas moi qui l’ai choisi mais c’est un lieu de regroupement qui a été choisi depuis une dizaine d’années comme lieu de regroupement des communautés. Et puis, tout le monde connait l’hôtel Ivoire. C’est le bâtiment le plus haut d’Abidjan et avec le plus grand parking pour pouvoir emménager. Mais on avait oublié des choses très importantes.
La première c’est que l’hôtel Ivoire était juste à côté du palais présidentiel ; c’était la première erreur.
La deuxième erreur c’est que les antennes de la RTI étaient là.
La troisième erreur, c’est que les bureaux du Mossad étaient sur deux étages.
Et donc Gbagbo m’avait dit de demander aux troupes françaises de déménager et d’aller à l’hôtel du golfe. Et j’ai dit ok j’ai compris, c’était compréhensible. Lorsque je l’ai dit au général Poncet, il m’a dit que le colonel Destrémau est fatigué ; ils ont roulé toute la nuit. Donc on fera ça demain. Le lendemain, c’était le piège.
Pourquoi avoir mis ces soldats fatigués à proximité du palais de Gbagbo alors qu’il pouvait choisir des gendarmes…
Absolument, dont c’est la spécialité. Il y avait trois unités de gendarmes mobiles dont la spécialité était le maintien de l’ordre en ville. Tandis que là, au-dessus de l’hôtel Ivoire, c’étaient des parachutistes qui ont combattu en Afghanistan et qui font la vraie guerre mais pas la protection d’un parking dans une ville de 2 millions d’habitants. Non, c’est absurde. Bon je me contente de dire ça mais je ne suis pas militaire et en tant que civil et observateur, je me pose la question.
Est-ce qu’il y avait des gendarmes sur place ?
Oui, bien sûr, qui étaient au Bima. Moi j’étais entouré dans mon ambassade de gendarmes français. Il y avait une unité de gendarmes à l’ambassade de France, à la résidence de France et au 43è Bima.
Y avait donc une possibilité de les héliporter et de remplacer les militaires. Là, ils étaient venus avec des chars et il fallait qu’ils passent par la route. Moi, si vous voulez, je ne peux vous donner qu’une vision qui est certainement partiale, je le reconnais, et qui est la vision d’un civil, pas celle d’un militaire.
Moi j’ai été un témoin, même si j’étais sur place, j’ai quand même été éloigné. Je n’apprenais les événements qu’après ; ce n’est pas moi qui les ai décidés. J’ai été un témoin impuissant de ce qui s’est passé. Bon, de temps en temps j’interviens parce que j’ai une conversation avec Gbagbo pour transmettre des messages mais pas plus.
Certains pensent que la presse française a donné une mauvaise image de Gbagbo
Je suis d’accord avec ce que les gens disent. La presse a certainement joué un rôle pour Ouattara. Mais déjà, dans l’esprit des dirigeants français, on était pour Ouattara. Pourquoi ?
Parce que Ouattara était mieux que Gbagbo dans la mesure où il avait été fonctionnaire international, il était copain avec Sarkozy et quelque part, c’est vrai Ouattara était programmé. Mais pas dans l’esprit de Chirac. Pour Chirac, y avait qu’Houphouët-Boigny. Pour lui, le pays s’était arrêté après HouphouëtBoigny.
C’est ce que je dis dans mon livre quand Chirac a dit à Gbagbo : « Laurent, tu vois qu’estce que tu fais de ton pays ? Tu sais que le vieux doit se retourner dans sa tombe !» Gbagbo m’en a parlé.
Il dit, il a osé me dire ça, moi qui ai été opposant à Houphouët-Boigny et qu’il a mis en prison. Chirac, lui, n’est pas dans le complot proOuattara. Il se méfiait tout autant de Gbagbo que de Ouattara.
Mais Sarkozy, lui, était totalement proOuattara. Ils étaient voisins à Neuilly (…) Certainement les journalistes ont nourri la haine antiGbagbo et ce sentiment pro-Ouattara, c’est sûr. Y a eu une énorme mésentente, un énorme quiproquo sur l’image de Gbagbo.
Parce que Gbagbo est un homme extrêmement courtois, extrêmement drôle, extrêmement éduqué qui peut, comment on dit en français, qui peut vous faire du charme, totalement vous embarquer. Est-ce que c’est la méfiance des gens ?
Et le parti socialiste français ?
Le parti socialiste français a été extrêmement mauvais. Ils se sont totalement trompés. Ils ont eu peur.
Et le lobby Ouattara ?
Le lobby Ouattara a dû jouer. De fait, Gbagbo a toujours été occupé à se défendre sur le plan de la politique intérieure. Moi j’ai rarement discuté avec Gbagbo de problèmes de fond, de problèmes de développement et pourtant la coopération française était énorme. Mais il s’en foutait. Son problème n’était pas là.
Son problème était de parer les coups, d’essayer de deviner. Alors, c’était un très beau joueur d’échec. Il avait des coups d’avance, il savait ce qu’allait faire Ouattara, ce qu’allait faire Bédié ; il se méfiait de Soro. C’était sa préoccupation principale. Mais je n’ai jamais eu devant moi un chef d’Etat en train régner.
C’était un chef d’Etat en défense perpétuelle ou en attaque perpétuelle.
En défense parce qu’il était attaqué
Ah oui en défense parce qu’il était attaqué. Ah ça, c’est sûr. Mais si vous voulez dans cette évolution de la Côte d’Ivoire, vous avez de grands points d’interrogation, des zones d’ombre totale.
Qu’est-ce qu’il s’est passé fin septembre 2002 pour que Renaud Vignal retourne complètement sa veste, alors qu’il est le meilleur défenseur de Gbagbo, pour être son meilleur accusateur ?
En ce moment, il vit jour et nuit à 60 mètres de Gbagbo. C’est quand même une situation étonnante. Alors qu’est-ce qui s’est passé réellement avec l’opération Dignité ? Est-ce que ça été un échec pour Gbagbo ou une victoire avortée ?
Et le dispositif d’Israël ? Est-ce que Israël avait un dispositif important pour la défense de Gbagbo ?
Ah les Israëliens ont eu un rôle important dans la défense de Gbagbo. Lisez le dernier livre de Pierre Péan où il parle de l’alliance américano-israélienne en RDC et un peu partout, etc. ça beaucoup peiné les rebelles.
C’est-à-dire que nous qui connaissions la situation sur le terrain, quand on essayait de décrire et de faire le portrait des rebelles sur le terrain, quand vous voyez Wattao, ce type hirsute qui aujourd’hui devrait être à La Haye, tous ces gens-là devraient être à La Haye, si on met Gbagbo, il faut aussi mettre tous ces com’zones à qui Ouattara a donné une totale impunité.
C’est ce qui rend la farce de La Haye totalement scandaleuse, totalement déséquilibrée. Mais de fait le nom de Ouattara a donné ses lettres de noblesse aux rebelles.
Quand est-ce qu’ils ont fait ce lien ?
Oh très vite. A Marcoussis, ce lien était déjà fait. Ça s’est senti très vite. Soro est sorti de Marcoussis comme un fantôme. On ne sait pas d’où il sortait. Il venait de la Fesci Soro. C’était un étudiant qui a été l’allié de Gbagbo, qui est repassé du côté de Gbagbo, puis qui est passé du côté de Ouattara. C’est pourquoi je déteste ce type. C’est un traître !
Rien n’a donc changé ?
Aujourd’hui rien n’a changé. A mon avis, la Côte d’Ivoire a perdu quatre ou cinq ans pour rien. Y a plus de ligne de confiance mais ya une ligne de pauvreté.
C’est quand même désespérant avec 700 prisonniers et un génocide à l’ouest
C’est pour ça que moi, j’aime bien les communiqués de victoire de l’armée française, du ministre français de la défense qui dit on a gagné au Mali et nous sommes en train de gagner en Afrique centrafricaine, mais on ne gagne jamais en Afrique.
Il faut être très modeste et laisser les Africains être les vrais acteurs. Quand vous décortiquez la stratégie française, premièrement nos diplomates travaillent à l’ONU pour obtenir une résolution qui nous couvre sur le plan international ; deuxièmement, on intervient pour dire que notre intervention sera de courte durée et troisièmement, nous disons que la relève va être assurée par les troupes de l’Onu qui vont se mettre en place.
Tout le monde sait que les trouves de l’Onu sont absolument incapables, qu’ils ne peuvent rien faire et que ces gens qui sont envoyés ne viennent que pour gagner.
Toujours les mêmes du Pakistan et du Bengladesh qui ne sont pas de vrais soldats et qui ne parlent pas la langue du pays et quatrièmement, nous allons former la nouvelle armée de la Côte d’Ivoire ou du Mali qui pourra nous remplacer.
Ça fait plus de 15 ans qu’on dit ça, on n’a jamais rien formé. C’est une espèce de schéma que reproduisent, aussi bien la gauche que la droite française. Il faut qu’on sorte de ce schéma pour s’occuper des vrais problèmes que sont les problèmes de développement et de pauvreté, des problèmes de couverture médicale, etc.
Je ne doute pas que Gbagbo formé à l’école française, parfaitement formé, avait les capacités à la fois d’être imaginatif et de s’entourer des gens remarquablement intelligents.
Des gens comme Akoun, des gens comme Mamadou Koulibali sont des intelligences nées, c’est sûr. Enfin, il avait les moyens. Alors, il est certain qu’on ne lui a pas donné beaucoup de chance. C’est sûr.
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Nicoletta Fagiolo
Source : documentaire « Le droit à la différence sur Laurent Gbagbo »
Retranscrite par Joseph titi
Au fil de l’entretien qui transporte le lecteur par réalité, on sent surtout monter chez le narrateur, tout comme ce fut le cas du colonel Peillon, ancien porte-parole de la force Licorne, une terrible révolte.
Car son témoigne parfois blasé, parfois sans concession ou même parfois édulcoré, démontre clairement que Paris n’a jamais voulu laisser Gbagbo tranquille.
« On ne me laisse pas faire le travail pour lequel je suis élu », avait dit un jour Gbagbo, agacé.
Pourquoi faisait-il si peur et pourquoi il y avait une telle haine à son égard, plus de 10 ans après son passage à Abidjan, l’ambassadeur français ne comprend toujours pas. Sans les bombardements des Ivoiriens sur les deux ponts. « La France aurait été vaincue », se justifie-t-il aujourd’hui.
Vendredi 6 Mars 2015
L'ex-ambassadeur de France à Abidjan, Gildas Le Lidec Vous parlez aussi de l’arrivée de Poncet en juin. Vous avez dit qu’avec Joanna et Beth, les relations étaient plus apaisées
C’est très difficile ; il est certain que cette situation ne dépend pas d’un seul homme, quel que soit son caractère. Vous ne pouvez pas dire que ça s’est envenimé parce que Poncet est arrivé. Il faut remettre les choses dans leur contexte.
Il est certain que lorsque le général Poncet prend en charge le commandement de Licorne, la situation a beaucoup évolué en Côte d’Ivoire dans le mauvais sens.
La situation que Poncet prend en main est différente de celle qu’avait Joanna ou Beth. On est à un autre stade d’évolution de la situation.
Mais je dois dire, à la décharge du général Poncet, que s’il n’avait pas eu l’attitude qu’il a eue lors des événements de novembre 2004, c’est-à-dire ces événements qui lui ont été beaucoup reprochés quand il a fait bombarder les ponts, la France aurait été vaincue.
Nous n’aurions pas été en mesure d’évacuer tous les étrangers comme nous l’avons fait d’Abidjan (…)
Qu’est-ce qui s’est passé le 6 novembre 2004, vers 13 heures 30 ou 40, les deux sukhoï bombardent le camp français de Bouaké, tuent neuf soldats et un américain.
Trois quart d’heure ou une heure après, l’ordre est donné par le président de la République française de détruire les sukhoï. Alors, est-ce que l’ordre c’était de détruire les sukhoï ou tous les sukhoï, je n’en sais rien.
En tout cas l’ordre n’est pas passé par moi. Parce que c’est ça aussi la difficulté quand vous avez deux sources de pouvoir. Et ça compliquait la situation. Il y avait la source diplomatique avec à sa tête LeLidec qui avait 70 hommes et la source militaire avec Poncet qui avait à sa charge 5000 hommes dont 30 colonels pour faire des analyses et recueillir des informations.
Moi je n’avais que trois collègues diplomates. Un tel déséquilibre rendait la situation difficile.
Donc, la foule descend avec une rapidité extraordinaire. Moi je vais voir Gbagbo à quatre heures ou cinq heures de l’aprèsmidi, les Lycées français sont déjà en flammes et la foule se précipite vers le 43è Bima.
Le problème qui se pose au général Poncet, c’est qu’il est retranché au 43è Bima et il n’a pas 300 militaires parce que toute la force Licorne est déployée tout le long de la zone de confiance.
Donc le seul moyen qu’il avait, c’était de les arrêter au pont (bombarder les ponts, ndlr). Parce que s’ils passaient le pont, il ne leur fallait pas une demi-heure pour prendre le camp. Ils auraient pris Bima et auraient planté le drapeau.
C’était Dien Bien Phu qui recommençait en 2004 à Abidjan. Donc, ya pas des bons et des méchants ; y avait le contexte et les impératifs qui s’imposent.
Le Président Gbagbo vous avait-il mis au courant ?
Effectivement Gbagbo m’avait parlé. Il disait que la situation ne peut plus durer. Tout le monde dit on doit désarmer les rebelles et on ne le fait pas. J’ai dit, faites ce que vous voulez M. le président mais vous allez violer l’accord international qui reconnait la ligne de confiance.
Puis effectivement, je suis allé voir Gbagbo le mardi 2 novembre avec le général Poncet. Et il nous annonce son intention de faire l’opération Dignité.
Le général Poncet lui dit « Monsieur le Président, si j’étais votre conseiller militaire et si vous me demandiez qu’est-ce que vous pensez de mon idée, je vous dirais attention monsieur le Président méfiez-vous !
Est-ce que vos forces sont capables, est-ce que vous êtes sûr qu’il n’y aura pas de dommages collatéraux et lui pose tout un tas de questions pour essayer de le convaincre de renoncer.
Moi je parle en deuxième et je lui dis : « je me considère comme votre conseiller diplomatique : est-ce que vous êtes sûr qu’il n’y aura pas une condamnation du conseil de sécurité etc… »
Et Gbagbo était furieux de notre réaction parce qu’il pensait que j’étais d’accord avec ce qu’il voulait faire. Je n’étais pas complètement contre parce qu’on ne pouvait pas continuer comme ça. Il fallait que ça bouge d’un côté comme de l’autre. Moi j’ai toujours été pour le mouvement.
Voyant que je prenais une attitude purement diplomatique, il ne nous raccompagne pas et nous dit bon…je vais voir ce que je peux faire. Je ne peux pas renoncer parce que mes militaires me poussent ; c’est eux qui veulent aller à la guerre. Alors je lui dis faites une déclaration à la télévision pour dire que vous avez compris ce que les militaires veulent mais qu’il y a des accords internationaux, etc.
Et le soir, j’attendais devant la télévision la déclaration et vers 21 heures, Tagro, son ministre qui va être tué par la suite, lit une déclaration dans laquelle le Président assure qu’il a bien compris le message des militaires mais leur demande de ne pas poser des actes qui pourraient être condamnés et démontrer ainsi que c’est nous qui avons tort.
Le lendemain était prévu une conversation téléphonique entre Gbagbo et Chirac, la première du genre. J’ai donc appelé l’Elysée pour dire que cette conversation ne s’impose plus parce que le président Gbagbo a fait une déclaration pour ajourner l’opération.
Donc, cette conversation ne s’imposait plus. Et comme le président français n’appelle pas souvent le président ivoirien au téléphone, gardons la conversation téléphonique pour un meilleur moment. Mais on répond que c’était déjà prévu.
Et la conversation a lieu ; c’est lamentable, Chirac prend son téléphone et engueule Gbagbo. Et dans l’aprèsmidi Gbagbo me dit que j’avais prévu d’ajourner l’opération mais à cause de la façon dont ton président m’a parlé, elle aura lieu demain matin. Et il a perdu.
Alors là, il y a plusieurs versions. Il ya un rapport de l’Onuci qui révèle que Gbagbo était sur le point de gagner, il ya même un rapport d’un militaire français de la force Licorne qui dit que Gbagbo était sur le point de gagner et que c’était une affaire d’une, deux ou trois jours.
Pourquoi il irait alors bombarder les soldats français
Mais est-ce que c’est vrai ?
Je l’ai revu juste avant de partir à un dîner et je lui ai demandé « mais pourquoi vous avez fait ça ? » et il m’a répondu « mais quel intérêt avais-je à le faire ? » Je continue à ne pas voir l’intérêt qu’il y aurait à le faire. En fait, je n’en sais rien.
Pour moi, ça reste un grand mystère sauf si les militaires en savent quelque chose. Même vis-vis de moi, diplomate français, il y a eu une couverture du secret (…) Et puis moi, je ne sais rien de ce qui se passe à l’extérieur. Je suis dans le noir total.
Et cette histoire rocambolesque des 7 et 8 novembre avec des chars qui se retrouvent devant la résidence présidentielle
Pour moi, c’est bizarre. Pourquoi la colonne de chars a pris un tout petit chemin détourné pour se retrouver devant le domicile de Gbagbo alors que l’hôtel Ivoire est relié par une grande avenue.
Alors madame Alliot-Marie a dit que c’était pour protéger l’ambassadeur de France ; on a aussi dit que c’était une jeep de l’Onuci qui avait mal guidé les chars français. Je ne crois absolument à aucune de ces versions.
Moi je me pose une question, pourquoi ils se sont engagés dans la rue du bélier qui est une rue très étroite. Et puis, les chars quand ils étaient en attente devant le palais présidentiel avaient l’opercule ouverte. C’est-dire que c’est un char qui est en position de tir.
Combien de chars ?
Une vingtaine ou une trentaine. C’étaient des chars commandés par le colonel Destremau que Poncet faisait venir d’urgence parce que lui n’avait plus aucune protection à Licorne. Sinon Licorne tombait, le camp aurait été envahi par un million de personnes.
Pourquoi il y a eu cet arrêt à l’hôtel Ivoire qui avait l’antenne de la télévision et le Mossad, deux heures avant de rejoindre le camp militaire de Port-bouët ?
C’était un très mauvais endroit. Ce n’est pas moi qui l’ai choisi mais c’est un lieu de regroupement qui a été choisi depuis une dizaine d’années comme lieu de regroupement des communautés. Et puis, tout le monde connait l’hôtel Ivoire. C’est le bâtiment le plus haut d’Abidjan et avec le plus grand parking pour pouvoir emménager. Mais on avait oublié des choses très importantes.
La première c’est que l’hôtel Ivoire était juste à côté du palais présidentiel ; c’était la première erreur.
La deuxième erreur c’est que les antennes de la RTI étaient là.
La troisième erreur, c’est que les bureaux du Mossad étaient sur deux étages.
Et donc Gbagbo m’avait dit de demander aux troupes françaises de déménager et d’aller à l’hôtel du golfe. Et j’ai dit ok j’ai compris, c’était compréhensible. Lorsque je l’ai dit au général Poncet, il m’a dit que le colonel Destrémau est fatigué ; ils ont roulé toute la nuit. Donc on fera ça demain. Le lendemain, c’était le piège.
Pourquoi avoir mis ces soldats fatigués à proximité du palais de Gbagbo alors qu’il pouvait choisir des gendarmes…
Absolument, dont c’est la spécialité. Il y avait trois unités de gendarmes mobiles dont la spécialité était le maintien de l’ordre en ville. Tandis que là, au-dessus de l’hôtel Ivoire, c’étaient des parachutistes qui ont combattu en Afghanistan et qui font la vraie guerre mais pas la protection d’un parking dans une ville de 2 millions d’habitants. Non, c’est absurde. Bon je me contente de dire ça mais je ne suis pas militaire et en tant que civil et observateur, je me pose la question.
Est-ce qu’il y avait des gendarmes sur place ?
Oui, bien sûr, qui étaient au Bima. Moi j’étais entouré dans mon ambassade de gendarmes français. Il y avait une unité de gendarmes à l’ambassade de France, à la résidence de France et au 43è Bima.
Y avait donc une possibilité de les héliporter et de remplacer les militaires. Là, ils étaient venus avec des chars et il fallait qu’ils passent par la route. Moi, si vous voulez, je ne peux vous donner qu’une vision qui est certainement partiale, je le reconnais, et qui est la vision d’un civil, pas celle d’un militaire.
Moi j’ai été un témoin, même si j’étais sur place, j’ai quand même été éloigné. Je n’apprenais les événements qu’après ; ce n’est pas moi qui les ai décidés. J’ai été un témoin impuissant de ce qui s’est passé. Bon, de temps en temps j’interviens parce que j’ai une conversation avec Gbagbo pour transmettre des messages mais pas plus.
Certains pensent que la presse française a donné une mauvaise image de Gbagbo
Je suis d’accord avec ce que les gens disent. La presse a certainement joué un rôle pour Ouattara. Mais déjà, dans l’esprit des dirigeants français, on était pour Ouattara. Pourquoi ?
Parce que Ouattara était mieux que Gbagbo dans la mesure où il avait été fonctionnaire international, il était copain avec Sarkozy et quelque part, c’est vrai Ouattara était programmé. Mais pas dans l’esprit de Chirac. Pour Chirac, y avait qu’Houphouët-Boigny. Pour lui, le pays s’était arrêté après HouphouëtBoigny.
C’est ce que je dis dans mon livre quand Chirac a dit à Gbagbo : « Laurent, tu vois qu’estce que tu fais de ton pays ? Tu sais que le vieux doit se retourner dans sa tombe !» Gbagbo m’en a parlé.
Il dit, il a osé me dire ça, moi qui ai été opposant à Houphouët-Boigny et qu’il a mis en prison. Chirac, lui, n’est pas dans le complot proOuattara. Il se méfiait tout autant de Gbagbo que de Ouattara.
Mais Sarkozy, lui, était totalement proOuattara. Ils étaient voisins à Neuilly (…) Certainement les journalistes ont nourri la haine antiGbagbo et ce sentiment pro-Ouattara, c’est sûr. Y a eu une énorme mésentente, un énorme quiproquo sur l’image de Gbagbo.
Parce que Gbagbo est un homme extrêmement courtois, extrêmement drôle, extrêmement éduqué qui peut, comment on dit en français, qui peut vous faire du charme, totalement vous embarquer. Est-ce que c’est la méfiance des gens ?
Et le parti socialiste français ?
Le parti socialiste français a été extrêmement mauvais. Ils se sont totalement trompés. Ils ont eu peur.
Et le lobby Ouattara ?
Le lobby Ouattara a dû jouer. De fait, Gbagbo a toujours été occupé à se défendre sur le plan de la politique intérieure. Moi j’ai rarement discuté avec Gbagbo de problèmes de fond, de problèmes de développement et pourtant la coopération française était énorme. Mais il s’en foutait. Son problème n’était pas là.
Son problème était de parer les coups, d’essayer de deviner. Alors, c’était un très beau joueur d’échec. Il avait des coups d’avance, il savait ce qu’allait faire Ouattara, ce qu’allait faire Bédié ; il se méfiait de Soro. C’était sa préoccupation principale. Mais je n’ai jamais eu devant moi un chef d’Etat en train régner.
C’était un chef d’Etat en défense perpétuelle ou en attaque perpétuelle.
En défense parce qu’il était attaqué
Ah oui en défense parce qu’il était attaqué. Ah ça, c’est sûr. Mais si vous voulez dans cette évolution de la Côte d’Ivoire, vous avez de grands points d’interrogation, des zones d’ombre totale.
Qu’est-ce qu’il s’est passé fin septembre 2002 pour que Renaud Vignal retourne complètement sa veste, alors qu’il est le meilleur défenseur de Gbagbo, pour être son meilleur accusateur ?
En ce moment, il vit jour et nuit à 60 mètres de Gbagbo. C’est quand même une situation étonnante. Alors qu’est-ce qui s’est passé réellement avec l’opération Dignité ? Est-ce que ça été un échec pour Gbagbo ou une victoire avortée ?
Et le dispositif d’Israël ? Est-ce que Israël avait un dispositif important pour la défense de Gbagbo ?
Ah les Israëliens ont eu un rôle important dans la défense de Gbagbo. Lisez le dernier livre de Pierre Péan où il parle de l’alliance américano-israélienne en RDC et un peu partout, etc. ça beaucoup peiné les rebelles.
C’est-à-dire que nous qui connaissions la situation sur le terrain, quand on essayait de décrire et de faire le portrait des rebelles sur le terrain, quand vous voyez Wattao, ce type hirsute qui aujourd’hui devrait être à La Haye, tous ces gens-là devraient être à La Haye, si on met Gbagbo, il faut aussi mettre tous ces com’zones à qui Ouattara a donné une totale impunité.
C’est ce qui rend la farce de La Haye totalement scandaleuse, totalement déséquilibrée. Mais de fait le nom de Ouattara a donné ses lettres de noblesse aux rebelles.
Quand est-ce qu’ils ont fait ce lien ?
Oh très vite. A Marcoussis, ce lien était déjà fait. Ça s’est senti très vite. Soro est sorti de Marcoussis comme un fantôme. On ne sait pas d’où il sortait. Il venait de la Fesci Soro. C’était un étudiant qui a été l’allié de Gbagbo, qui est repassé du côté de Gbagbo, puis qui est passé du côté de Ouattara. C’est pourquoi je déteste ce type. C’est un traître !
Rien n’a donc changé ?
Aujourd’hui rien n’a changé. A mon avis, la Côte d’Ivoire a perdu quatre ou cinq ans pour rien. Y a plus de ligne de confiance mais ya une ligne de pauvreté.
C’est quand même désespérant avec 700 prisonniers et un génocide à l’ouest
C’est pour ça que moi, j’aime bien les communiqués de victoire de l’armée française, du ministre français de la défense qui dit on a gagné au Mali et nous sommes en train de gagner en Afrique centrafricaine, mais on ne gagne jamais en Afrique.
Il faut être très modeste et laisser les Africains être les vrais acteurs. Quand vous décortiquez la stratégie française, premièrement nos diplomates travaillent à l’ONU pour obtenir une résolution qui nous couvre sur le plan international ; deuxièmement, on intervient pour dire que notre intervention sera de courte durée et troisièmement, nous disons que la relève va être assurée par les troupes de l’Onu qui vont se mettre en place.
Tout le monde sait que les trouves de l’Onu sont absolument incapables, qu’ils ne peuvent rien faire et que ces gens qui sont envoyés ne viennent que pour gagner.
Toujours les mêmes du Pakistan et du Bengladesh qui ne sont pas de vrais soldats et qui ne parlent pas la langue du pays et quatrièmement, nous allons former la nouvelle armée de la Côte d’Ivoire ou du Mali qui pourra nous remplacer.
Ça fait plus de 15 ans qu’on dit ça, on n’a jamais rien formé. C’est une espèce de schéma que reproduisent, aussi bien la gauche que la droite française. Il faut qu’on sorte de ce schéma pour s’occuper des vrais problèmes que sont les problèmes de développement et de pauvreté, des problèmes de couverture médicale, etc.
Je ne doute pas que Gbagbo formé à l’école française, parfaitement formé, avait les capacités à la fois d’être imaginatif et de s’entourer des gens remarquablement intelligents.
Des gens comme Akoun, des gens comme Mamadou Koulibali sont des intelligences nées, c’est sûr. Enfin, il avait les moyens. Alors, il est certain qu’on ne lui a pas donné beaucoup de chance. C’est sûr.
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Nicoletta Fagiolo
Source : documentaire « Le droit à la différence sur Laurent Gbagbo »
Retranscrite par Joseph titi
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