dimanche 10 octobre 2010

La responsabilité de l’homme d’État

Au Togo, l’inimaginable se mêle de l’imaginable, l’impensable du pensable, le déraisonnable du raisonnable, l’absurde du sens. Ce n’est pas la théorie des contraires dont avait parlé Héraclite d’Éphèse, qui n’excluait pas l’harmonie. Nous avons plutôt affaire à l’imbroglio. Voilà ce qu’on peut dire en quelques mots de la situation socio-politique togolaise. On aurait tout vu et tout entendu au Togo. La confusion y est aujourd’hui à son comble, règne en maîtresse au point que les gens ne savent pas ce que c’est que la responsabilité de l’homme d’État. Est-ce le syndrome de l’ignorance ou le négationnisme délibéré ? Lisons ce texte qui pourrait d’une certaine manière nous édifier.
La responsabilité parentale
La nouvelle éthique de la responsabilité qui vient de prendre forme, et dont d’ailleurs le droit a commencé à faire grand cas, trouve ses modèles dans la responsabilité des parents et de l’homme d’État. Elle occupe une place de choix dans la pensée de Hans Jonas, qui y est revenu à plusieurs reprises. Pour lui, en effet, la relation parent-enfant est le cas paradigmatique d’une relation qui implique une responsabilité totale d’un être à l’égard d’un autre. Il s’agit d’une responsabilité ontologique qui s’intéresse à l’être même de l’enfant. L’enfant est strictement dépendant des parents. Dans cette optique, l’obligation de s’occuper de lui, de veiller sur lui avec une sollicitude bienveillante, de le protéger, d’assurer son existence et son développement est sans appel. Elle n’est liée ni conditionnée par aucun préalable et existe dès l’instant que l’enfant voit le jour. C’est un devoir banal qui est prégnant et n’a pas besoin d’être démontré. Le parent sait ce qu’il y a lieu de faire. La responsabilité parentale passe de l’être de l’enfant (de l’ontologique) au devoir-faire (au déontologique). Elle est à sens unique ; droit d’un côté, devoir de l’autre : « Le concept de responsabilité implique celui de devoir, pour commencer celui du devoir-être de quelque chose, ensuite, celui du devoir-faire de quelqu’un en réponse à ce devoir-être28. »
La responsabilité politique
La responsabilité de l’homme d’État est, de même, au centre de l’éthique de Jonas. Celui qui devrait incarner au plus haut point le prototype parental de bienveillance et de responsabilité est l’homme d’État : « D’autre part il est manifeste que le nouvel impératif s’adresse beaucoup plus à la politique publique qu’à la conduite privée, cette dernière n’étant pas la dimension causale à laquelle il peut s’appliquer29. » L’homme d’État doit faire preuve d’une grande intégrité et d’une grande magnanimité, le tout doublé d’une responsabilité absolue et continue qui lui fait associer l’image d’un père.
De ce point de vue, la responsabilité politique n’est pas sans similitude avec la responsabilité parentale. Responsabilité du pouvoir politique, elle est de nature collective et doit prendre en compte l’avenir de l’humanité. Néanmoins, elle se distingue de la responsabilité parentale sur plusieurs points. C’est une responsabilité librement consentie et choisie par l’homme politique. Tandis que la responsabilité parentale est naturelle, la responsabilité politique est artificielle. C’est la naturalité la plus élémentaire dans un cas, et l’extrême artificialité dans l’autre. Ou, pour le dire mieux, la responsabilité est, d’un côté, naturelle et définitive et n’est fonction d’aucun consentement ; de l’autre, elle est instituée, contractuelle, donc résiliable. Mais dans les deux cas, le Bien reste d’importance et du premier ordre : l’existence de l’enfant qui ne dépend que des parents, la vie de la collectivité qui est l’objet de souci constant de l’homme d’État. On peut soutenir qu’« il y a continuité de la responsabilité de part et d’autre. Dans l’un et l’autre cas, c’est à l’avenir que la responsabilité pour une vie, qu’elle soit individuelle ou collective, a affaire. L’ampleur de la responsabilité politique pour l’avenir, menacé par les risques de la puissance technologique, est évidemment considérable et la détermination de son contenu difficile30. »
Ainsi la politique est-elle un lieu d’expression de la responsabilité dont Jonas fait en plus un modèle. La responsabilité qui doit incomber à l’homme politique est à l’image de sa fonction. L’homme politique ou l’homme de pouvoir est l’homme de la communauté. Ses actions engagent les autres. Il doit prendre en compte tout ce qui se fait sous son autorité, les décisions prises dans la sphère de son pouvoir. En dépit de son sentiment de bien faire, si les conséquences occasionnées par sa délibération apparaissent nuisibles, sa responsabilité est absolue et il doit l’accepter et l’assumer. Dans tous les cas, il ne peut jamais en être délesté : « La responsabilité est un corrélat du pouvoir de sorte que l’ampleur et le type du pouvoir déterminent l’ampleur et le type de la responsabilité. Si le pouvoir et son exercice courant croissent au point d’atteindre certaines dimensions, ce n’est pas seulement la taille mais également la nature qualitative de la responsabilité qui se transforment de telle sorte que les actes du pouvoir engendrent le contenu du devoir31. »
Dans le même sens, Max Weber dans Le savant et le politique écrit : « L’honneur du chef politique par contre, celui de l’homme d’État dirigeant, consiste justement dans la responsabilité personnelle exclusive de tout ce qu’il fait, responsabilité qu’il ne peut ni ne doit répudier ou rejeter sur un autre32. » Celui qui obéit se défausse de sa responsabilité parce qu’il n’exerce pas de pouvoir ; il est sous ordre, même si dans certaines situations il faut savoir dire non à certains ordres. La responsabilité de l’homme d’État est rigoureusement personnelle. François Ewald renchérit là-dessus avec beaucoup d’intelligence : « La responsabilité est une fonction du pouvoir exercé. Le pouvoir rend responsable, parce que celui qui obéit, dans la mesure même où il obéit, se décharge de sa responsabilité. Il y a ainsi une sorte d’équivalence entre pouvoir et responsabilité : le pouvoir rend responsable ; on ne peut être responsable sans exercer de pouvoir33. »
Tchakie Thomas Sékpona-Médjago, Ph.D.  Source: Togocity

[1] Ceci est un extrait de mon récent ouvrage, Défis technologiques, principe de précaution et démocratie technique, Montréal, Liber, 2010, p. 130-132.

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