Cette décision confirme que la situation à Abidjan passionne les pays du Golfe de Guinée, mais aussi l’opinion congolaise où l’on trace quelquefois des parallèles entre l’histoire des deux pays, les argumentaires utilisés par les parties en présence et les modalités de la crise.
Au départ, dans les deux pays, au début des années 90, il y avait un dictateur vieillissant, ami de l’Occident et en particulier des anciennes puissances coloniales, la Belgique et la France. Mobutu comme Houphoüet Boigny apparaissaient également comme des relais régionaux, intervenant ici comme « sages », des médiateurs, ou là comme des boutefeux : l’Angola –qui ne soutient pas l’idée d’une intervention militaire contre Laurent Gbagbo- n’a pas oublié comment les armes destinées à Savimbi transitaient par le Zaïre de l’époque tandis que le leader de l’Unita était le bienvenu à Abidjan.
Tout bascula lorsque l’exigence de démocratisation toucha l’Afrique : dès 1990, Mobutu fut lâché par les Belges, suivis par les Européens et en 1993, les funérailles d’Houphoüet furent aussi celles d’une certaine Françafrique. Les modalités de la succession furent différentes : en Côte d’Ivoire, le dauphin désigné, Henri Konan Bédié, finalement élu en 1995, fit face à un challenger de poids, le Premier Ministre du « Vieux », Alassane Ouattara, qui dès le décès du patriarche avait annoncé son intention de lui succéder.
Si Ouattara, venu des milieux financiers internationaux et formé aux Etats Unis, avait été chargé de mettre en œuvre des politiques d’austérité impopulaires, c’est aussi parce que beaucoup ne le considéraient pas comme un Ivoirien de souche. De la même manière que quelques années plus tôt, Kengo wa Dondo, Tutsi d’origine, avait été chargé de remettre de l’ordre dans les finances de Kinshasa. En Côte d’Ivoire, Konan Bédié mena campagne contre son rival Ouattara en inventant le concept d’ « ivoirité ». Cette exclusive, au Congo, allait se traduire par celui de « nationalité douteuse » puis, lors des élections de 2006, par la «congolité ».
Même si les modalités de la succession furent différentes dans les deux pays, la guerre, elle, allait être au rendez vous.
A Kinshasa, alors que la France aurait souhaité associer Kengo wa Dondo à la succession d’un Mobutu déclinant, les Américains s’étaient choisi un autre « homme fort » dans la région, sinon deux : Paul Kagame au Rwanda et au Burundi Yoweri Museveni. Ces deux « nouveaux leaders » entendaient diriger à distance l’immense Congo sinon le morceler, avec l’assentiment de certains milieux américains.
Dès que fut dissipée l’euphorie suscitée par la chute de Mobutu, tous les Occidentaux, Belges compris, s’entendirent sur un point commun, qui ressemble étrangement aux sentiments qu’inspire aujourd’hui Gbagbo : la détestation de la « communauté internationale ». Laurent Désiré Kabila, initialement choisi comme simple porte parole des rebelles, n’avait pas triché aux élections, mais il s’était « autoproclamé » chef de l’Etat, entendait exercer ses prérogatives et encourager un développement autocentré. La conclusion ne tarda pas : il n’était pas l’homme qu’il fallait.
Le scénario de la deuxième guerre du Congo, lancée en août 1998 au départ du Rwanda, inspirera plus tard celui de la Côte d’Ivoire : des rebelles, entraînés dans les pays voisins (le Rwanda, l’Ouganda comme plus tard le Burkina Faso) dénoncent les discriminations, réelles ou exagérées, dont leur groupe ethnique est victime ; ils s’emparent d’une partie du territoire, l’occupent, et envoient ses ressources vers les pays frontaliers, le Rwanda et l’Ouganda en l’occurence. Les voisins de la Côte d’Ivoire feront de même : le Ghana, le Burkina Faso, bénéficient de l’exportation de matières premières venues de Côte d’Ivoire, le diamant, le cacao…
Au Congo, en 1998, la communauté internationale choisit de qualifier de « guerre civile » une agression venue de l’extérieur et qui n’est pas soutenue par les populations de l’est ; elle refuse de s’interposer et convoque une conférence de paix dont les dés seront pipés : à Lusaka, en 1999, les rebelles congolais sont mis sur le même pied que les représentants du pouvoir central, ce qui permet de mettre en minorité l’indésirable Laurent Désiré Kabila. En outre, l’argument des droits de l’homme est habilement utilisé pour discréditer le vieux maquisard : alors que l’on sait aujourd’hui, grâce au « mapping report » de l’ONU, que les massacres de réfugiés hutus ont essentiellement été commis par des rebelles sous les ordres de l’armée rwandaise, ou par les commandos de Kagame lui-même, c’est à Kabila que l’on fait porter la responsabilité des tueries. Alors qu’à Lusaka ses émissaires ont cédé aux pressions, Kabila se tourne alors vers la rue, où des manifestants dénoncent la capitulation.
Il faudra attendre 2002 pour que la roue tourne.
Auparavant, le 16 janvier 2001, le coriace président a été victime d’un assassinat dont les commanditaires sont toujours demeurés dans l’ombre.
En Côte d’Ivoire, après que le général Gueï se soit brièvement emparé du pouvoir, des élections ont lieu en 2000 mais Alassane Ouattara comme Henri Konan Bédié sont empêchés de se présenter. Laurent Gbagbo, issu de l’opposition, l’emporte contre le général Gueï et comme ce dernier conteste le résultat d’un scrutin de toutes manières hypothéqué par la mise à l’écart de deux personnalités de poids, il recourt à son arme préférée : la rue. Gbagbo avoue lui-même que les conditions de cette élection étaient « calamiteuses » et promet un gouvernement d’union nationale. La campagne de dénigrement est immédiate : les partisans de Gbagbo, qui tiennent la rue, sont accusés d’avoir commis un massacre de Duouilas (musulmans du Nord) à Yopougon (un quartier populaire d’Abidjan). Le président mal élu est accusé d’avoir repris à son compte le thème de l’ « ivoirité » cependant inventée par Bédié, des campagnes sont menées contre le cacao ivoirien, la première ressource du pays, car des enfants présentés comme esclaves sont employés dans les plantations du Sud…
En 2002, l’éclatement de la guerre ne surprend guère ceux qui étaient passés par Ouagadougou : les rebelles, des Ivoiriens du Nord mais aussi des combattants recrutés dans tous les pays sahéliens, s’étaient entraînés durant des mois au Burkina Faso, avec la bénédiction du président Blaise Compaoré. La France accepte cependant de s’interposer pour empêcher la chute de la capitale, elle ne fait pas jouer les accords de défense mais le contingent de la Force Licorne se déploie dans une « zone de confiance » qui bloque l’avance des rebelles et coupe le pays en deux.
Lorsqu’en 2003 la France, avec de Villepin aux Affaires étrangères, convoque toutes les parties ivoiriennes dans un lycée de Linas Marcoussis, la « formule de Lusaka » déjà utilisée au Congo est recyclée : les rebelles sont placés sur pied d’égalité avec les représentants du gouvernement et ces derniers se voient sommés d’accepter un « gouvernement d’union » dans lequel les représentants des Forces nouvelles occuperont des postes clés, la défense et la sécurité. En outre les deux armées seront fusionnées. Gbagbo, placé devant le fait accompli et galvanisé par son épouse Simone, plus intraitable que lui, et par Charles Blé Goudé, le leader des « jeunes patriotes »recourt une fois encore à la rue : les foules en colère envahissent Abidjan et s’en prennent aux ressortissants français.
Au Congo, dès 2001, la négociation a repris avec Joseph Kabila, plus malléable que son père. Il a compris que, provisoirement en tous cas, mieux valait plier : en échange du départ des troupes étrangères et de la réunification du pays, les principaux groupes rebelles (le MLC de Bemba et le RCD de Ruberwa, proche du Rwanda) sont intégrés au pouvoir de Kinshasa. Est ce un hasard si le RCD se voit confier la défense et la sécurité, si Jean-¨Pierre Bemba a la haute main sur l’économie ? De 2002 jusque 2006, Joseph Kabila rassure les Occidentaux par sa modération ; il fait promulguer un Code Minier extrêmement ouvert aux investissements étrangers, promet de privatiser les entreprises publiques et donne tous les gages que lui demande le CIAT (comité d’accompagnement de la transition, composé d’ambassadeurs étrangers). Il est récompensé de sa modération, non seulement par le vote des électeurs (54%) mais aussi par le fait que son rival Jean-Pierre Bemba se retrouve entre les mains de la Cour pénale internationale. En outre, les accords de paix prévoient l’intégration des forces rebelles au sein de l’armée gouvernementale, avec l’appui de la communauté internationale.
En Côte d’Ivoire, d’autres accords, signés à Ouagadougou cette fois, avec Compaoré comme médiateur, prévoient eux aussi des élections générales supervisées par les Nations unies. Auparavant, les provinces du Nord, tenues par les rebelles, devraient être désarmées, les différentes armées intégrées ou démobilisées. En outre, Guillaume Soro, l’un des leaders de la rébellion, deviendra le Premier Ministre de Gbagbo : ici aussi les rebelles entrent au cœur du pouvoir.
Au Congo, comme en Côte d’Ivoire, le volet militaire s’avère un échec : dans le premier cas, l’intégration des divers groupes armés, basée sur le principe de l’impunité, introduira dans une armée déjà faible et corrompue des hommes sans foi ni loi, des militaires étrangers, ce qui privera Kabila du plus important des instruments de sa souveraineté, une armée fonctionnelle. En outre, l’Est du pays n’ayant pas été désarmé, des rébellions comme celle de Nkunda ou d’autres en gestation font peser sur Kinshasa une sorte d’épée de Damoclès.
En Côte d’Ivoire, les groupes d’autodéfense et autres milices constitués dans le Sud n’ont jamais été réellement démobilisés ou intégrés et ils demeurent une masse de manœuvre entre les mains de Charles Blé Goudé, le ministre de la Jeunesse de Gbagbo, comparable aux milices mai Mai qui avaient appuyé Kabila dans l’Est du Congo et dont certains membres devinrent de redoutables bandits.
Dans le Nord, les rebelles des Forces Nouvelles, qui n’avaient pas été désarmé et avaient gardé leurs structure de commandement ont été accusées d’intimider les électeurs, ce qui permis au « camp Gbagbo » de mettre en cause la crédibilité du scrutin et d’annuler le vote dans neuf circonscriptions.
Si les Congolais craignent que le « scenario ivoirien » se produise chez eux en 2011, c’est aussi parce que Joseph Kabila, en plus de la reconstruction des infrastructures, a aussi « ouvert je jeu », passé d’importants accords avec les Chinois et diversifié les partenaires. Les termes des attaques, reposant sur des faits réels et sur un incontestable durcissement du régime, se dessinent déjà : la corruption de l’entourage présidentiel, les violations des droits de l’homme.. Quant à Laurent Gbagbo, s’il n’ a pas réellement touché aux intérêts français (Total vient de se voir accorder un important champ pétrolier, Bouygues et Bolloré n’ont rien perdu) il a lui aussi fait jouer les appels d’offres, invité de nouveaux acteurs économiques, laissé s’implanter les Libanais. La France a vu disparaître son hégémonie d’autrefois, de la même manière qu’au Congo, les Européens doivent désormais côtoyer de nouveaux partenaires.
Derrière le maintien ou non de Gbagbo au pouvoir se joue le contrôle du Golfe de Guinée, cet Eldorado pétrolier que Français ou Américains, en perte de vitesse dans le monde arabe, et unis pour cette fois, ne souhaitent pas voir passer en d’autres mains. A leurs yeux, Alassane Ouattara, ami personnel de Sarkozy, ancien directeur du FMI, gestionnaire libéral et avisé, représente un interlocuteur beaucoup plus crédible que Gbagbo le nationaliste.
A l’instar de bon nombre d’Africains, l’opinion congolaise observe l’exceptionnelle unanimité de la communauté internationale à propos de la Côte d’Ivoire et se demande quel est le véritable enjeu de l’épreuve de force en cours.
Quant au gouvernement de Kinshasa, issu de la majorité présidentielle, il n’entend pas se laisser piéger dans un scrutin à deux tours qui permettrait à tous les candidats de l’opposition de se rallier à une candidature commune, dirigée contre le président sortant et il envisage de passer à un simple scrutin majoritaire…Source: Le SOIR-CB.
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