dimanche 2 janvier 2011

La pensée politique de Lumumba cinquante ans après : qu’en dit la sociologie politique des idéologies?

LUNDI, 13 SEPTEMBRE 2010



INTRODUCTION 

Lorsqu’il m’a été demandé de rédiger ces quelques lignes sur La pensée politique de Lumumba, je me suis demandé : que puis-je dire encore qui ne soit déjà dit sur cet homme d’Etat complexe, admiré jusqu’à l’adoration par ses thuriféraires et haï jusqu’à l’absurde par ses pourfendeurs. 

En effet, Premier ministre de la République démocratique du Congo à l’aube de l’indépendance (1960), Patrice Lumumba est assassiné le 17 janvier 1961 au Katanga, sans avoir jamais eu le temps de gouverner et donc d’appliquer ses idées. Par son martyr, il est entré au panthéon de l’histoire, à la fois comme héros de l’indépendance et victime expiatoire de la guerre froide. Encore faut-il préciser qu’aussi paradoxal que cela puisse paraître, c’est son martyr qui a sauvé la RDC de la balkanisation dont le prix à payer fut jugé prohibitif par les Etats-Unis et l’Union soviétique.

Peut-on, pour autant, considérer qu’à la suite de cette panthéonnisation, la messe est dite sur la pensée politique de Lumumba? Rien n’est moins sûr, pour deux raisons au moins : -

Primo, au moment où il est question de revisiter la pensée politique de Lumumba, curieuse revanche de l’histoire, la patrie à laquelle il a fait don de sa vie, la République démocratique du Congo, est réduite, cinquante ans après, au rang des « souverainetés déchues1 », sinon « d’Etats en faillite2 ». Autrement dit, abordée sous l’angle de la capacité de faire, faire faire et interdire de faire, la souveraineté de la RDC est une peau de chagrin, bien qu’elle soit incontestée en droit. Et qui plus est, elle a été sauvée de la guerre par le cynisme miséricordieux de la communauté internationale, cette bête immonde tant décriée, à la suite de l’Accord de Lusaka, du dialogue inter-congolais (Afrique du Sud, 2002) et de la transition (2003-2006).

Secundo, l’ingouvernabilité omnipotente de l’Etat congolais, contraste étrangement avec la précarité insolente d’une Société civile déboussolée, meurtrie par les massacres, les zones de non droit, les pillages, les viols, la corruption, la concussion, le détournement des deniers publics, la disparation d’un système salarial etc., mais qui refuse de mourir.

Face à ce décor nu, que reste-t-il de la pensée politique de Lumumba ? Difficile de répondre à ce questionnement. Car, en dépit de la formation massive des diplômés dans toutes les branches du savoir universitaire, au cours de premières décennies de l’indépendance, l’abrutissement de la classe politique congolaise n’a pas changé d’un iota. Il est la conséquence logique de l’apolitisme colonial (pas d’élites pas de problème) et postcolonial résultant de trente deux ans de despotisme instauré par le régime du maréchal Mobutu.

Et ce, d’autant plus que contrairement aux idées reçues, l’oppression et la cruauté ne sont pas toujours nécessaires au gouvernement despotique. Même lorsqu’il les exerce, elles ne sont qu’une part de ses effets pervers. Le fondement du despotisme, souligne Adam Fergusson, « est la corruption et l’anéantissement de toute vertu civile et politique3 ».

Or, l’apolitisme est l’exutoire de la corruption et l’anéantissement de toute vertu civile et politique. En effet, le despotisme exige que les citoyens se conduisent par la crainte. Il cherche à assouvir les passions de quelques-uns aux dépens de la plupart. Il prétend établir la paix civile sur les ruines de cette liberté et de cette confiance qui, seules, peuvent donner à l’homme son énergie, son élévation et ses jouissances. Socle de l’Etat de police, le despotisme fait étalage du droit, mais l’Etat n’est pas soumis à ce droit et il s’en sert comme un instrument de domination des gouvernés par les gouvernants. Dans un régime tyrannique, toute personne lésée peut en principe se plaindre devant les tribunaux. Néanmoins, face au mur du silence du despotisme, elle ne peut obtenir justice de la part des juridictions. La victime est contrainte d’implorer la commisération de ses semblables. Mais, ceux-ci se trouvent très heureux de ce que la main de l’oppression ne ce soit pas portée sur eux. Les uns s’occupent de leurs intérêts, les autres saisissent à la dérobée leur plaisir, à la faveur de cette sorte de sécurité que l’on obtient par le secret et l’obscurité.

L’apathie générale de la société et de la classe politique, atteste la vacuité de tout ce qui ressemble à une pensée politique en RDC. Alors, la pensée politique n’est pas le centre de gravité de la pacification de la lutte pour le pouvoir d’Etat. Il s’ensuit qu’en RDC, le lumumbisme est officiellement revendiqué par des groupuscules crépusculaires, soit par nostalgie, soit par clientélisme, alors que le nom de Lumumba jouit encore d’un prestige indiscuté, cinquante ans après sa mort. Alors, comment expliquer ce paradoxe ?

L’historiographie postcoloniale nourrit ce paradoxe. Non seulement elle consacre Patrice Lumumba qu’en tant héros national, et qui plus est, elle range sa pensée politique au rayon du nationalisme. A ce titre, le nom du martyr de l’indépendance est devenu un totem revendiqué à tort ou à raison, par le pouvoir ou par l’opposition, en tant que support à toute justification ou propagande politique.

Néanmoins, l’historiographie postcoloniale n’évacue pas le doute : peut-on, du point de vue de la sociologie politique des idéologies, ranger la pensée politique de Lumumba au rayon du nationalisme, au sens européen de ce concept ? Sinon à quelle famille idéologique appartiendrait la pensée politique de Lumumba ? 


1. La pensée politique de Lumumba peut-elle être rangée au rayon du nationalisme ? 

La pensée politique de Lumumba relève de l’idéologie en tant qu’ensemble de croyances, d’idées caractéristiques d’une personne, d’un groupe, d’une société, à un moment historique donné de son évolution. L’idéologie est également un ensemble d’idées constituant un système philosophique et conditionnant le comportement de ses adeptes.

Le terme idéologie fut inventé par Antoine Destutt de Tracy (1796) dans « Mémoire sur la faculté de penser », pour désigner une science (du grec idea/idée et de logos/science) ayant pour objet l’étude des idées, afin de remplacer la métaphysique traditionnelle. Selon Tracy et ses compagnons idéologues (Cabanis et Volney) l’enjeu de cette nouvelle discipline est de démonter les mythes et l’obscurantisme par une analyse scientifique de la pensée et de ses origines.

Quant au nationalisme, il recouvre plusieurs acceptions. Après 1789 (Révolution française), il est défini comme un courant de pensée fondé sur la sauvegarde des intérêts nationaux et l’exaltation de certaines valeurs nationales. Dans ce premier sens, le nationalisme se confond avec la conscience nationale révolutionnaire4, encore convient-il de noter que la référence nationale sert de justificatif dans la phase d’expansion territoriale et de conquête, pendant la révolution elle-même.

A partir du 19ème siècle, le nationalisme désigne un courant de pensée qui exalte les caractères propres, les valeurs traditionnelles d’une nation considérée comme supérieure aux autres et qui s’accompagne de xénophobie et ou de racisme et d’une volonté d’isolement économique et culturel (nationalisme économique, culturel, intégral).

Par extension, le nationalisme désigne un mouvement politique fondé sur la prise de conscience par une communauté de former une nation en raison des liens ethniques, sociaux, culturels, qui unissent les membres de cette communauté et qui revendiquent le droit de former une nation autonome.

L’exploration de ce champ sémantique atteste l’instabilité épistémologique du nationalisme. D’une part, le nationalisme est une idéologie du vide parce que dans la majorité de cas, elle précède la nation dont elle est censée exprimer la réalité. Ainsi, le vide national est souvent occulté voire comblé par des formules incantatoires d’une stérilité aveuglante, au nom la nation rêvée et non de la nation vécue ; d’autre part, ce qui compte le plus dans l’histoire des idées, ce n’est point la posture idéologique, c’est-à-dire la sublimation de certains instincts de l’homme en des sentiments moraux et esthétiques. Bien au contraire, c’est la praxis idéologique qui, par son impact social et politique, vaut son pesant d’or en tant que système philosophique.

Or, la pratique européenne du nationalisme en tant qu’idéologie d’Etat, est antinomique à sa posture philosophique notamment en Italie et en Allemagne. Au contact des réalités, le nationalisme a révélé ses tenants et ses aboutissants : soit le fascisme dont l’essence est le totalitarisme, soit le nazisme ayant fait du racisme une doctrine d’Etat. Etymologiquement, le totalitarisme est un système tendant à la totalité, à l’unité (Une idéologie imposée à tous, un parti unique contrôlant l’appareil d’Etat, un appareil policier semant la terreur, une direction centrale de l’économie, un monopole des moyens de communication).

Le totalitarisme, selon Gentile, repose sur trois piliers5 : l’organisation (mouvement de masse où prévalent des jeunes organisés en parti milice et fondant son identité sur le sens de la camaraderie et une volonté de destruction de la démocratie parlementaire), la culture (mythique aux origines nietzschéenne, idéologique par son refus des idéologies et son pragmatisme forcené, totalitaire par sa volonté de fusion des masses à la nation), les institutions (appareil policier, parti unique, symbiose entre corporatisme économique et esprit impérialiste).

Ainsi appréhendé, le fascisme est une idéologie de l’Etat par opposition au communisme qui est une idéologie de la société. Il se nourrit du culte de l’Etat et de la nation, de l’exaltation de la force et des sentiments bruts, du refus de la démocratie, de l’humanisme, du collectivisme, du matérialisme ou du capitalisme.

Le fascisme est une conception religieuse de la vie, destinée à transformer la société en vue de créer « l’homme nouveau », dont la genèse remonte soit au bourgeois vertueux (rédempteur du déclin national et barrage au communisme), soit au légionnaire antique (renouant avec le glorieux passé de l’empire romain). Cet homme nouveau est également le produit du traumatisme de la première guerre mondiale (914-1918) et de la douleur commune des tranchées où s’affrontaient les glaives. Tel est le sens des « sociétés dites brutalisées », sans repères et en mal d’un chef, « le Duce, le Führer » dont le parcours charismatique s’achève dans le mythe de « demi-dieu », sinon d’une dictature charismatique de type césarien.

Quant au nazisme ou national-socialisme, il est une idéologie raciste d’Etat prônée par le NSDAP, parti politique créé en Allemagne, lors d’une réunion publique, le 24 février 1920. Le nazisme est une variante du totalitarisme axée sur une vision du monde, basée à la fois sur une hiérarchisation de l’espèce humaine en races, hiérarchie au sommet de laquelle se situe la « race aryenne », et sur la vocation à dominer le monde. L’antisémitisme viscérale, héritée des idées pangermanistes répandues à la fin du 19ème siècle, pousse le régime nazi à la persécution des opposants, des homosexuels, des gitans et surtout des juifs, à travers les camps de concentration et d’extermination où périront plus de 10 millions de personnes dont une majorité des Juifs.

Dans ses ouvrages Hitler 1889-1936 : Hubris (1er avril 2000) et Hitler 1936-1945 : Némésis (1er septembre 2001), le biographe Ian Kershaw souligne le caractère accidentel de l’arrivée au pouvoir d’Hitler, liée non pas au triomphe de la volonté, selon la propagande nazie, mais plutôt au contexte historique et social particulier qui lui a proposé des opportunités, qu’il a brillamment saisies. En effet, le pouvoir nazi est le fruit de la défaite militaire (1914-1918), du climat de crise économique des années 30 : la décomposition du monde politique (le KPD refuse toute alliance avec la SPD, le patronat soutient les forces conservatrices de peur du communisme, la droite divisée laisse les nazis développer le climat de terreur favorisant l’arrivée d’Hitler à la chancellerie, l’ampleur des dégâts provoqués par le chômage). Dans Némésis, il insiste sur le fait que, une fois le pouvoir nazi installé, il va croitre toujours plus, au point de faire d’Hitler, un objet de culte sans lequel l’histoire de l’Allemagne telle qu’elle fut, n’aurait pas été possible. Produit de la société allemande, le pouvoir nazi met au pas la société et la conduit d’une défaite à l’autre, jusqu’à la destruction.

Somme toute, la praxis du nationalisme en tant qu’idéologie d’Etat révèle son infrastructure, à savoir le fascisme (le totalitarisme d’Etat) et le nazisme (le racisme d’Etat). Moralité ! Cette infrastructure aidant, il y a lieu de postuler que le nationalisme est une idéologie d’Etat spécifique au contexte socioculturel et à l’histoire politique de l’Europe. Dès lors, sa prétention à l’universalité n’est qu’une imposture sociologique, politique et culturelle, savamment entretenue soit par la propagande, soit par la scolastique, soit par la paresse intellectuelle et le mimétisme.

En effet, une approche sociopolitique des idéologies invalide la pertinence du nationalisme en tant qu’ idéologie du vide national ( là où il n’existe pas de nation sous-tendant un Etat) chargée de créer, ex-nihilo, la nation en tant que communauté des caractères, notamment en Afrique noire où les sociétés plurinationales/pluriethniques ont été labourées durant des siècles, par un pouvoir d’Etat multinational kongo, lunda, luba, kuba, dans le cas d’espèce de la RDC, fondé sur le respect de la diversité ethnique, culturelle, linguistique, territoriale, identitaire, religieuse, etc. Jean-Paul Sartre ne dit pas autre chose, lorsque parlant du nationalisme congolais, il écrit : « De fait, la plupart des organisations nationalistes se forment nécessairement dans un cadre régional : le PSA s’établit au Kwango Kwilu, le CEREA au Kivu : ils parviennent difficilement à concilier les ethnies mais, par cette raison même, ils ont du mal à s’étendre au-delà des provinces. Leur nationalisme, quand il existe, est en fait un fédéralisme : ils rêvent d’un pouvoir central très limité dont la principale fonction serait d’unir les provinces autonomes ».

Sevrés de lucidité sur l’impact de la diversité sociologique en tant qu’invariant structurel du champ politique africain, par myopie intellectuelle et politique ambiante, nombre des leaders politiques africains et des élites à leur dévotion ont revendiqué le nationalisme, pour exprimer une vision du monde et de la société, des valeurs et des actions n’ayant rien à voir avec le nationalisme (au sens européen du terme), faute de soumettre le concept importé à la critique et jauger la rupture entre la théorie et la pratique du nationalisme. Il en est ainsi de la revendication de l’indépendance soit par la négociation soit par la lutte armée, contre domination coloniale. Ainsi, au lieu d’être pensée comme la conséquence logique du droit des peuples à l’autodétermination, l’indépendance et la lutte qui l’accompagne ont été abordées sous l’angle du nationalisme, en vue de créer, ex nihilo, l’Etat et la nation, sous le prisme réducteur du modèle européen, et non pas en s’inspirant du modèle de l’Etat de plusieurs peuples et de la nation en tant que communauté des citoyens et des ethnies fabriqué par l’ingénierie politique précoloniale6. 

2. A quelle famille idéologique appartiendrait la pensée politique de Lumumba ? 

A la lumière de ce qui précède, il y a lieu de postuler que la pensée politique de Lumumba appartient à la famille idéologique de l’humanisme patriotique7 ou la synthèse de l’humanisme et du patriotisme. 


a) L’humanisme 


Il existe deux types d’humanisme : l’humanisme classique et l’humanisme moderne. L’humanisme classique est un courant de pensée né en Italie pendant la Renaissance, en réaction au dogmatisme rigide du Moyen Age. Il propose de renouer avec les valeurs, la philosophie, la littérature et l’art de l’Antiquité classique qu’il considère comme le fondement de la connaissance. Les humanistes de la Renaissance sont des érudits qui ont soif de savoir. Ils affirment leur foi dans l’être humain qu’ils mettent au centre de leurs préoccupations et dont ils recherchent l’épanouissement. L’humanisme propose de nouvelles valeurs fondées sur la raison et le libre-arbitre.

L’humanisme moderne, désigne par extension, tout mouvement de pensée idéaliste et optimiste qui place l’homme au-dessus de tout, qui a pour objet son épanouissement et qui a confiance dans sa capacité à évoluer de manière positive. L’homme doit se protéger de tout asservissement et de tout ce qui fait obstacle au développement de l’esprit. Il doit se construire indépendamment de toute référence surnaturelle. Il s’agit d’une attitude philosophique qui tient l’homme pour la valeur suprême et revendique pour chaque homme la possibilité d’épanouir librement son humanité, ses facultés proprement humaines. L’homme est la mesure de toute chose, son intelligence et sa conscience sont des guides suffisants. C’est ici et maintenant qu’il doit être humain et vivant.

Dans cet ordre d’idées, on peut parler d’humanisme athée (qui nie l’existence de Dieu, de toute divinité par agnosticisme, car la divin et la métaphysique sont inaccessibles à l’esprit humain et à la perception) ; d’humanisme existentialiste (qui signifie, selon Sartre8, qu’il n’y a pas d’autre univers qu’un univers humain, l’univers de la subjectivité humaine. Cette liaison de la transcendance comme constitutive de l’homme, non pas au sens où Dieu est transcendant, mais au sens de dépassement, et de la subjectivité, au sens où l’homme n’est pas enfermé en lui-même mais présent dans un univers humain. Il n’y a pas d’autre législateur que l’homme lui-même et que c’est dans le délaissement qu’il décidera de lui-même, en recherchant hors de lui un but qui telle la libération, la réalisation particulière, qu’il se réalisera comme homme») ; d’humanisme intégral (qui plaide pour une nouvelle chrétienté, une chrétienté profane et non plus sacrale du temporel, un nouvel humanisme qui découple la religion chrétienne de tout lien avec la civilisation occidentale. La cité chrétienne qu’il promet est pluraliste, autonome par rapport à l’Eglise et s’appuie sur une légitimité démocratique. Il prône l’autonomie des laïcs pouvant agir seuls en tant que chrétiens sans engager l’Eglise, selon Jacques Maritain9) ; d’humanisme marxiste (qui pense l’homme comme son propre créateur et à qui la science fournit les moyens d’agir. L’homme se transforme en transformant le monde, il ne doit pas séparer la pensée et l’action. L’épanouissement de l’homme par la révolution de l’homme dont le tremplin est lutte des classes). 

b) Le patriotisme 


Le patriotisme (du latin pater, père) est une idéologie exprimant le sentiment d’appartenance à un même pays et de partage des valeurs communes. Il exprime à la fois la fierté de l’homme pour sa patrie et le sens de la morale de responsabilité qui le pousse, le cas échéant, à combattre pour défendre son pays contre des menaces extérieures.

Dans cette hypothèse, l’humanisme patriotique est un courant de pensée dont la fonction est d’extirper du fond de tout être humain ce qu’il a de meilleur, le mettre en valeur, en faire profiter aussi bien à son pays qu’au reste du monde. Car, un progrès n’est humaniste que lorsqu’il est partagé par la multitude, au dedans et au dehors de la patrie, l’interdépendance entre les nations et les Etats faisant foi hier comme aujourd’hui. La pensée politique de Patrice Lumumba s’inscrit parfaitement dans l’humanisme patriotique comme l’attestent sa pensée, ses actions, ses valeurs partagées. 

- L’homme et son épanouissement placés au dessus tout 

C’est Jean-Paul Sartre qui découvre, avec une rare lucidité, le fondement humaniste de la pensée politique de Lumumba, lorsqu’il dit : c’est « cette inaltérable confiance en l’homme qui fit sa perte et sa grandeur », avant de préciser : « On lui donnait, m’a dit Fanon, les preuves qu’un de ses ministres le trahissait. Il allait le trouver, lui montrait les documents, les rapports et lui disait : Es-tu un traitre ? Regarde-moi dans les yeux et réponds. Si l’autre niait en soutenant son regard, Lumumba concluait : c’est bien, je te crois. Mais cette immense bonté que des Européens ont appelé naïveté, Fanon le jugeait néfaste en l’occasion : à la prendre en elle-même, il en était fier, il y voyait un trait fondamental de l’Africain 10».

Certes, Jean-Paul Sartre décèle dans l’humanisme de Lumumba un trait caractéristique « d’un humanisme de principe qui ne peut pas ne pas être l’idéologie des évolués : c’est au nom de l’homo faber, en effet, que ceux qui réclament l’égalité des Belges et des Congolais sur le marché du travail ». Cependant, si « Lumumba est d’emblée au-dessus des ethnies et du tribalisme », et s’il « s’élève jusqu’à l’universalité », c’est également à cause de sa trajectoire sociale et politique : né au village de Katako Kombe dans le Kasaï, il vit et s’épanouit hors de sa province d’origine et de son ethnie « tetela », grâce au cosmopolitisme de la ville Stanleyville, carrefour des élites congolaises venues d’ailleurs, et socle de sa carrière professionnelle et politique. Ceci explique pourquoi « cet humanisme qui, chez d’autres leaders politiques congolais, masque la particularité des intérêts de classe, il en a fait sa passion personnelle, il s’y dévoue tout entier, il veut rendre aux hommes de la surexploitation coloniale leur humanité natale », comme le constate d’ailleurs Jean-Paul Sartre.

Lors de son discours d’Accra (11 décembre 1958), Patrice Lumumba déclare : « Dans notre action pour la conquête de l’indépendance du Congo, nous n’avons cessé de proclamer que nous n’étions contre personne, mais uniquement contre la domination, les injustices et les abus, et que nous voulions tout simplement nous libérer des entraves du colonialisme avec toutes ses conséquences ».

Prenant la parole au Séminaire international d’Ibadan (Nigeria) le 22 mars 1959, Patrice Lumumba réaffirme que « Dans la lutte que nous menons pacifiquement aujourd’hui pour la conquête de notre indépendance, nous n’entendons pas chasser les Européens de ce continent ni nous accaparer de leurs biens ou les brimer. Nous ne sommes pas des pirates. Nous avons, au contraire, le respect des personnes et le sens du bien d’autrui (…) Je me fais le devoir de remercier ici publiquement tous les Européens qui n’ont ménagé aucun effort pour aider nos populations à s’élever ; L’humanité tout entière leur saura gré pour la magnifique œuvre d’humanisation et d’émancipation qu’ils sont entrain de réaliser dans certaines parties de l’Afrique». (pp.26-27). Lorsqu’il rend compte de la conférence d’Accra, dans un discours prononcé à Léopoldville (Kinshasa) le 28 décembre 1958, il dit à la population : « Ce programme, nous voulons le réaliser avec la collaboration active de tous les Congolais : hommes, femmes et enfants ». (p.12). 

- Dignité humaine et justice sociale 


Il n’y a pas de dignité humaine sans justice sociale répète Patrice Lumumba. Il en est si conscient qu’il ne cesse de marteler cette évidence devant ses interlocuteurs. Son aversion contre l’injuste est telle que submergé par la colère, il improvise une allocution non protocolaire le jour de l’indépendance (le 30 juin 1960), pour asséner cette vérité devant le roi des Belges : « L’indépendance du Congo est une lutte dans laquelle nous n’avons ménagé ni nos forces, ni nos privations, ni nos souffrances, ni notre sang (…) Ce que fut notre sort en 80 ans de régime colonialiste, nos blessures sont trop fraîches et trop douloureuses encore pour que nous puissions les chasser de notre mémoire. Nous avons connu le travail harassant, exigé en échange de salaires qui ne nous permettaient ni de manger à notre faim, ni de nous vêtir ou nous loger décemment, ni d’élever nos enfants comme des êtres chers ». Avant de conclure « Nous allons établir ensemble la justice sociale et assurer que chacun reçoive la juste rémunération de son travail. Nous allons revoir toutes les lois d’autrefois et en faire de nouvelles qui seront justes et nobles. Nous allons mettre fin à l’oppression de la pensée libre et faire en sorte que tous les citoyens jouissent pleinement des libertés fondamentales prévues dans la déclaration universelle des droits de l’Homme ». 


- Démocratie et république 


S’il est un régime politique spécifique à l’humanisme, c’est bel et bien la république et la démocratie11. Patrice Lumumba ne s’en offusque pas. Il demande à la minorité parlementaire d’aider son gouvernement par une « opposition constructive et de rester strictement dans les voies légales et démocratiques ». Pris à partie par le député Albert Kalonji, lui reprochant son absence alors que les violences politiques doublaient d’intensité dans la province du Kasaï, à l’issue de son Exposé devant la Chambre des députés (le 15 J juillet 1960), Patrice Lumumba réplique : « J’ai donné des directives nécessaires. Notre équipe gouvernementale travaille dans un véritable esprit d’équipe, c’est-à-dire que nous dirigeons le pays collectivement. Le Premier ministre peut être absent, mais alors le Vice-Premier ministre présidera les réunions du Conseil et prendra des décisions ».

Parlant de l’intervention militaire belge et de la sécession du Katanga, lors d’une conférence de presse (9/8/1960), Patrice Lumumba déclare : « Nous sommes un gouvernement légal, élu par le peuple ; le peuple tout entier a placé sa confiance en nous, en notre politique. Et personne ne peut contester l’autorité du gouvernement central ». S’en prenant à ce qu’il nomme « des mouvements familiaux catholiques » qui veulent détruire la nation congolaise, il se fait le chantre de la laïcité : « Ils veulent détruire la nation congolaise, nous n’allons plus tolérer cela. C’est la séparation de l’Eglise et de l’Etat ».

Esquissant quelques années plus tôt, le portrait-robot de la « communauté belgo-congolaise » en 1956, il demande l’égalité des citoyens à l’intérieur de cette communauté : « Nous croyons qu’il serait possible d’accorder dans un avenir relativement proche, des droits politiques aux élites congolaises et aux Belges du Congo, suivant certains critères qui seront établis par le Gouvernement12 ».

Certes, on peut objecter que Patrice Lumumba projetait « le rassemblement de tous les Africains au sein des mouvements populaires ou des partis unifiés », comme en témoigne son discours à la clôture du Séminaire d’Ibadan (22 mars 1959). Néanmoins, son rejet du « despotisme et de la dictature » peut être sincère. Car, effrayé par l’éventualité d’une balkanisation du Congo, il redoute l’instrumentalisation probable de l’opposition congolaise par les puissances étrangères, selon l’adage « diviser pour mieux régner », qui mettrait en cause la décolonisation (le jugement de l’histoire lui a donné raison). Il s’agit d’une approche tactique limitée dans l’espace et le temps. Patrice Lumumba clarifie son propos à cet effet : « Lorsque nous aurons acquis l’indépendance de nos pays et que nos institutions démocratiques seront stabilisées, c’est à ce moment là seulement que pourrait se justifier l’existence d’un régime politique pluraliste. L’existence d’une opposition intelligente, dynamique et constructive est indispensable afin d’équilibrer la vie politique et administrative du gouvernement au pouvoir. Mais ce moment ne semble pas encore venu et ce serait desservir le pays que de diviser aujourd’hui nos efforts ». 


- Patrie et patriotisme 


Pour Patrice Lumumba, le patriotisme est l’espace idéologique de conquête et d’émancipation des valeurs sublimes de l’homme telles que la raison, le libre arbitre, la responsabilité, la compétence, l’effort, la conscience de la dureté de l’indépendance comme tâche à accomplir, le travail, le rejet de la mendicité et de la l’oisiveté.

Notre indépendance, dit-il à la Table Ronde de Bruxelles (20 février 1960), « n’aura de sens que si elle contribue à améliorer les conditions de vie des masses laborieuses et paysannes ». J’invite tous les Congolais à se mettre résolument au travail, qui consacrera notre indépendance économique, lance-t-il le 30 juin 1960, dont l’horizon est « l’industrialisation » (Conférence de presse à Léopoldville, 9/8/1960). Nous voulons les gens honnêtes, qui travaillent pour leur patrie, avec conscience, compétence, patriotisme, clame-t-il. « Demain, c’est le travail. Ce n’est pas parce que le Congo est devenu indépendant que l’agent va tomber du ciel. L’argent, nous allons le sortir par notre propre travail. Au travail, nous allons combattre l’oisiveté et paresse » réaffirme-t-il lors d’un meeting à Stanleyville (19/7/1960).

Par ailleurs, le patriotisme de Patrice Lumumba est une sorte « d’humanisme unitaire » pour paraphraser Jean-Paul Sartre. Nul ne sait si ce jacobinisme inflexible allait déboucher sur un régime totalitaire de type communiste, la brièveté de l’action politique Patrice Lumumba nous privant des outils pour conclure. Mais, le moins que l’on puisse dire, est qu’il est foncièrement dicté par la peur de séparatisme ou de balkanisation du Congo. Dès lors, le jacobinisme ou l’unitarisme de Patrice Lumumba est une stratégie d’endiguement des forces centripètes et non une stratégie de structuration géopolitique du pouvoir d’Etat, selon le principe de l’unité dans la diversité.

CONCLUSION

Le totalitarisme et le racisme d’Etat constituant l’infrastructure du nationalisme, il est plausible de conclure que la pensée politique Patrice Lumumba ne s’inscrit pas dans cette grille idéologique. Contrairement aux idées reçues, en effet, la pensée politique de Patrice Lumumba appartient à la famille idéologique de l’humanisme patriotique. Telle est la leçon que l’on puisse tirer de la sociologie politique des idéologies, en dépit de la mystique révolutionnaire de l’historiographie postcoloniale.

Abordée du point de vue de la sociologie de la connaissance, la théorie des idéologies est une théorie de la connaissance dont l’objet est d’analyser et de comprendre la pensée politique comme une production sociale située dans le contexte et l’histoire, selon l’usage qu’en font les acteurs politiques, guidés par les enjeux, les stratégies de pouvoir et le rapport des forces en présence, à la lumière de leur vision de la société et du monde. Selon cette acception, l’idéologie relève du schéma sociologique organisateur dont l’articulation au sein d’un discours, assure la légitimité et la reproduction.

Dès lors, la contradiction fondamentale entre l’historiographie postcoloniale et la pensée politique de Patrice Lumumba réside dans les difficultés que soulèvent d’une part, la construction de l’idéologie comme objet de la connaissance du vécu, la pensée politique étant une pratique de sens commun et une pratique sociologique ; d’autre part, l’abstraction idéologique non vécue mais revendiquée par mimétisme, pour servir de cheval de Troie à la vacuité nationale. Ces difficultés sont aggravées également par l’approche méthodologique employée, notamment les méthodes d’analyse qualitative privilégiant les techniques de description du contenu, de validation d’une hypothèse, qu’il s’agisse de l’analyse classique, linguistique des discours idéologiques.

Or, pour secouer le cocotier, force est de dépasser ce cadre méthodologique, afin de prendre en compte l’objet même du texte idéologique analysé. EN effet, le contenu d’un discours idéologique est toujours déterminé par les propriétés intrinsèques de l’idéologie en cause ou son infrastructure, que la sociologie politique peut élucider. Car, l’objet de la sociologie politique des idéologies n’est pas de superposer au vécu des constructions idéelles importées, mais bien au contraire d’en rendre compte dans des interprétations qui ne dépassent le vécu qu’en l’assumant et en le dépassant.

(Footnotes) 1 Bertrand Badie, Un monde sans souveraineté, Paris, Fayard, 1999, chapitre IV 2 W. Zartman, Collapsed state, Londres, Lynn Rienner, 1995 3 Adam Fergusson, Essai sur l’histoire de la société civile, Paris, PUF, 1992, p.3 et suivantes 4 R. Martelli, La nation, Paris, Editions sociales, 1979, p.105 5 Emillo Gentile ? Qu’est-ce que le fascisme ?, Paris, Flammarion, pp. 120-122 6 Mwayila Tshiyembe, Etat multinational et démocratie africaine, Paris, L’Harmattan, 2001 7 Mwayila Tshiyembe, op. cit., 2001, p.168 8 Jean-Paul Sartre, L’existentialisme est un humanisme, Paris, Gallimard, 1996 9 Jacques Maritain, Humanisme intégral, Paris, Le Cerf, 2006 10 Jean-Paul Sartre, Préface, La pensée politique de Patrice Lumumba, Paris, Présence Africaine, 1963, p. II 11 Edouard W. Said, Humanisme et démocratie, Paris, Fayard, 2005 12 Patrice Lumumba, Congo terre d’avenir est-il menacé ? 1961, mais il a été écrit 1

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