samedi 19 mars 2011

CONFIDENCES DE CHAUFFEUR DE MINISTRE - IMAGES-CHOC


J’ai surpris ce dimanche, mon patron, le Ministre des Affaires stratégiques (à prononcer avec respect…), l’œil collé à sa télévision. A chaque zapping, il poussait un soupir de dépit. Je suis là, tapi dans un coin de la paillotte en train de suivre les images que suit mon patron. Images-choc. Ce jeune homme en chemise et pantalon jean’s délavés, en train de vendre à la criée des friperies de toutes sortes : vêtements et sous-vêtements faussement griffés. Un marchand quelconque. Sur un trottoir quelconque. Avec un prénom et un nom quelconques : Mohammed Bouazizi. Mohammed est déprimé aujourd’hui : les affaires ne marchent pas. Et pardessus le marché, les taxes et les tracasseries policières s’accumulent. A chaque fois qu’une colonne de policiers passe par son trottoir, elle exige de tous les marchands ambulants une taxe spéciale. Aujourd’hui, Mohammed a donné le dernier centime de sa recette. Mohammed est rentré chez lui dans sa petite bicoque à la périphérie de la ville, là au fond de la vallée, là où aucun véhicule n’arrive, là dans la bicoque étroite qu’il loue avec sa ribambelle de cousins et cousines, petits frères et petites sœurs. Car Mohammed est l’aîné d’une famille innombrable. Ce soir-là Mohammed a mal dormi, parce qu’au moment de dormir, la cadette, Maskina, est venue rappeler que c’était son anniversaire ; qu’elle attendait le cadeau. Mohammed s’est dérobé, a trouvé un alibi pour reporter le cadeau. Puis est sorti dans la ruelle pour pleurer seul, et retarder le sommeil, question aussi de laisser ceux qui dorment dans le petit salon se coucher avant… Mohammed a compté les étoiles du ciel : muettes, lugubres. Les nuages au firmament se jouaient de lui et lui dessinaient des figures facétieuses. Mohammed a fait nuit blanche. L’aube a surpris Mohammed sur le pas de la porte en train de somnoler. C’est la petite Maskina qui l’a réveillé.
Le lendemain, Mohammed a repris courageusement sa charrette brinquebalante, remplie d’autres friperies. Et s’est mis à arpenter le trottoir-marché. Ce jour-là, Allah a semblé plus clément : et parmi les clients qui affluaient vers sa charrette-étal, beaucoup de jeunes lycéens et lycéennes en partance pour les petites vacances. C’est pourquoi, lors de la prière de la mi-journée, en récitant son Coran, Mohammed a adressé un vœu fervent à Allah, le Miséricordieux. Allah Akbar ! Puis a repris son boulot.
Juste à ce moment-là a surgi une colonne de policiers. A leur tête, une femme, une commandante. Une vraie furie. La furie a donné ordre que l’on confisque toutes les marchandises sur le trottoir. Mohammed et ses collègues ont supplié. Pardon, pardon, commandante ! Nous sommes prêts à payer toutes les taxes que tu veux, mais laisse-nous notre marchandise. Tiens, prends ces dix dollars. Ces vingt dollars. Pardon, pardon, commandante. Trop tard, les charrettes étaient déjà renversées et le contenu confisqué et embarqué dans la fourgonnette policière. Tout ça faisait pitié de voir ces jeunes marchands, Mohammed en tête, courir comme des fous derrière la fourgonnette et leurs marchandises emportées. Plus tard les jeunes se sont retrouvés au commissariat, et ont commencé à chahuter. La commandante et ses collègues sont sortis en trombe des bureaux avec des gourdins et ont commencé à traquer les jeunes manifestants.
Tout au long de ce chahut, Mohammed s’était tenu à l’écart, un peu comme un spectateur. Il avait au ceux de l’aisselle un petit sachet. Lorsque les jeunes ont été repoussés, Mohammed lui, s’est avancé vers la commandante, et ses hommes. S’il te plaît, commandante, j’ai dans ce sachet de quoi payer l’amende, pour moi et pour mes amis. Mais si tu ne restitues pas nos marchandises, tu le regretteras. A ces mots qu’elle considérait comme des menaces, la commandante a bondi sur Mohammed, a craché sur lui et l’a giflé. Triple humiliation !
Alors le drame arriva : lentement, posément, Mohammed a sorti son chapelet et l’a enroulé autour du cou. Allah Akbar ! Il s’est approché davantage de la commandante. Il l’a regardée droit dans les yeux. Puis, toujours lentement, il a sorti de son sachet un flacon rempli d’essence. Toujours posément, il s’est aspergé l’essence sur la tête, sur les épaules. Puis a frotté la tige d’allumette. Au feu ! Mohammed s’est immolé ! Panique au commissariat, branle-bas, débandade.
Et le feu, comme un feu de brousse, a embrasé la périphérie, puis la ville. Puis le pays. Puis le monde. Des jeunes gens enragés sont montés de toutes les vallées du monde, ravageant tout. Mohammed savait à peine écrire : il n’a laissé aucun mot, aucun testament ; il a laissé le tsunami-révolution !
…Mon patron de Ministre a zappé, l’air effondré. Il m’a enfin vu. Il m’a questionné sans préavis : « Pourquoi ces jeunes ? ». Moi : « Les bonnes jeunes pousses de palmier naissent avec des épines déjà ». « Et le feu ? ». Moi : « Le feu est la colère des dieux. Elle féconde là où elle consume ». Et le Ministre : « Parfois, elle consume là où elle féconde »...

YOKA LYE
ANDREYOKALYE@YAHOO.FR

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire