En se rendant en Afrique centrale pour y effectuer une tournée dans trois pays, le Burundi, le Congo et le Rwanda, le président de la Chambre des représentants du royaume de Belgique, André Flahaut, quittait un Etat qui venait de battre ce que les Belges eux-mêmes appellent le record de la honte : plus de 250 jours de tractations ethniques entre Flamands et Wallons pour former un gouvernement national. De leur côté, les trois Etats africains ne manquent pas de problème. Nulle part André Flahaut n’a expliqué le «record de la honte» de son pays. Par contre, il a invité les présidents du Sénat et de l’Assemblée nationale congolais, Kengo wa Dondo et Evariste Boshab, à se rendre en Belgique «expliquer aux parlementaires belges ce qui a été fait jusqu’ici au Congo, pourquoi cela a été fait et ce qui reste à faire». Le moins que l’on puisse dire, c’est que cette invitation dévoile le contenu de notre indépendance dont nous venions de fêter fièrement le cinquantenaire. En vérité, la page coloniale n’a jamais été tournée au Congo. Aussi André Flahaut s’est-il conduit comme un inspecteur colonial visitant des gouverneurs noirs que seraient les dirigeants congolais.
L’idéologie coloniale et ses méfaits
Qu’on se souvienne que selon l’idéologie coloniale, les Congolais et les autres colonisés étaient des primitifs, des sauvages ou de grands enfants. A travers l’œuvre coloniale ou la mission civilisatrice, les Belges et les autres colonisateurs avaient reçu la mission (Allez savoir de qui !) de sortir les colonisés des ténèbres ou de l’enfance afin de les conduire sous leurs ailes protectrices vers la civilisation des lumières ou l’âge adulte. Le discours colonial était si bien construit que les colonisés avaient fini par se voir comme les colonisateurs les décrivaient. Les premiers lettrés congolais, qui revendiquaient un statut spécial ou « une situation non confondue à celle de n’importe quel indigène, mais le plus possible assimilée à celle des civilisateurs » et qui, frustrés, arrachèrent l’indépendance, ont laissé des textes édifiants témoignant du succès de la colonisation des cerveaux. Accordons-leur la parole pour découvrir à quoi, selon eux, ressemblaient les sociétés africaines avant l’arrivée des Européens.
Antoine Omari éclaire les lanternes de ses compatriotes en ces termes :
«L’idolâtrie et la superstition prédominaient tout. L’ignorance était héréditaire. L’hygiène était inconnue. Les épidémies sévissaient. L’anthropophagie était quotidienne. La sous-alimentation, due à des méthodes culturelles improductives, était le partage de plusieurs régions. S’il faut reconnaître l’existence de quelques bonnes coutumes, il convient toutefois d’admettre la carence d’une loi organisée. Bref, nous étions un peuple arriéré, accablé de tous les maux de la nature et éloigné de la civilisation mondiale» (La Voix du Congolais, décembre 1949). Fort de cette «certitude», Ferdinand Wassa déclare : «Le peuple congolais, opprimé par un régime chaotique et plongé dans la détresse et la désolation, reçut de Dieu la grâce insigne d’être sauvé par la Belgique» (La Voix du Congolais, janvier 1951). La négation de la maturité précoloniale et la révérence pour la civilisation de l’envahisseur européen atteindront leur paroxysme en mai 1954, lors de la célébration du cinquantième anniversaire de la mort de Stanley, le 10 mai 1904, sur toute l’étendue du Congo Belge. Antoine-Roger Bolamba, rédacteur en chef du mensuel “La Voix du Congolais”, lui exprime, dans l’éditorial, « notre unanime et indéfectible reconnaissance». Pour lui, «Stanley fut un véritable civilisateur des Noirs »; un « prodige de l’Histoire», qui «révéla à l’humanité l’existence d’une légion d’âmes attendant un secours providentiel» (La Voix du Congolais, mai 1954). Albert Mongita, un autre intellectuel de Léopoldville, actuellement Kinshasa, consacre au célèbre explorateur une pièce de théâtre dont le titre parle de lui-même: Soko Stanley te. (Que serions-nous sans Stanley ?). « Au fond, se confesse-t-il, je dois tout à ce garçon » (Mangengenge, Léopoldville, Musée de la Vie Indigène, 1956). Dans un discours prononcé lors de la séance académique du 8 mai 1954, toujours dans le cadre des festivités Stanley, cette fois à Stanleyville, l’actuelle ville de Kisangani, Patrice Lumumba se révèle aux antipodes de lui-même quand on considère le réquisitoire contre la colonisation qu’il prononcera quatre années plus tard, le jour de l’indépendance. « La délivrance de la peur atavique, écrit-il, cette liberté de vie, ce sens de la dignité humaine : n’est-ce pas à Stanley et à Léopold II que nous le devons ? Stanley nous a donné la paix, nous a rendu notre dignité humaine, a amélioré notre vie physique, a instruit notre intelligence, a fait évoluer notre âme. De cette petite analyse, il ressort qu’il serait injuste de faire passer la colonisation pour une exploitation mercantile et tyrannique comme d’aucuns l’ont soutenu » (La Voix du Congolais, juillet 1954).
La plus grande «réussite» coloniale belge, le lavage des cerveaux, ne s’est pas arrêtée avec les «évolués», qui ont récupéré à leur profit l’injure suprême que les colons pouvaient lancer aux Congolais : “Mon singe”. Injure africanisée sous le vocable de “Musenji”, que les lettrés lancent aux illettrés et les nantis aux pauvres. Jusqu’à ce jour, l’homme congolais apprend à se mépriser et à vouer un culte sans limite à la culture des ex-colonisateurs. Car l’indépendance formelle du pays, le 30 juin 1960, n’a entraîné « ni le rejet de l’idéologie, ni la modification des structures dans l’objectif de favoriser la représentativité du Noir par rapport à son monde sensible » (Pemot, H., L’Afrique brûle!, Ivry (France), Ed. Nouvelles du Sud, 1995).
Le mépris instinctif des colonisateurs pour les us et coutumes africains a plongé le continent dans une “aventure ambiguë”. Depuis les indépendances, l’échec de la décolonisation mentale incombe au système éducatif. La Grande Royale, interprète du romancier sénégalais Cheik Hamidou Kane, affirme avec raison : « L’école où je pousse nos enfants tuera en eux ce qu’aujourd’hui nous aimons et conservons avec soin, à juste titre. Peut-être notre souvenir lui-même mourra-t-il en eux. Quand ils reviendront de l’école, il en est qui ne nous reconnaîtront pas » (Kane, C. H., L’Aventure ambiguë, Paris, Christian Bourgeois, 1990). La folie romanesque de Samba Diallo, le petit Africain contraint d’abandonner l’enseignement traditionnel pour aller à l’école moderne, suite au pragmatisme de La Grande Royale, symbolise le destin tragique d’un continent incapable de se relever de son télescopage avec l’Europe et voué à une condamnation perpétuelle au bagne de la misère, en dépit des programmes politiques toujours « révolutionnaires » de ses dirigeants. Et pour cause : « Faute d’avoir reçu de nouvelles finalités, l’éducation n’est pas un véritable instrument d’affirmation d’identité culturelle, ni le levier d’un développement endogène qui puiserait sa source dans les réalités nationales et mobiliserait chacun pour le bien de tous. Les structures sont très souvent restées identiques à celles de la période coloniale. Dans la plupart des cas, les composantes de la culture nationale n’y ont guère leur place » (D’Ameida-Topor, H., & al., Les jeunes en Afrique, Paris, L’Harmattan, 1992).
Dès lors, on comprend que près de cinq décennies après l’indépendance, les Congolais accourent gaiement, tels de grands enfants, confectionner la constitution de leur pays en Belgique. On comprend également que les eternels colonisés d’Afrique noire aient toujours les yeux tournés vers l’Europe chaque fois qu’ils prononcent le mot démocratie. Du côté des «civilisateurs», s’il faut saluer leur effort à débarrasser les manuels scolaires de toute propagande coloniale, il convient néanmoins de souligner que pour les élites, la décolonisation des mentalités se fait toujours attendre. Pour un pays comme la Belgique, elle n’est même pas à souhaiter. En effet, comme l’a si bien dit le journaliste belge Eric De Bellefroid, «c’est du Congo à hauteur de l’Équateur que la Belgique se perçoit avec le plus de grandeur». D’où l’invitation d’André Flahaut qui, face à ses homologues congolais, se conduit comme un enseignant devant ses élèves. Si lui ne peut expliquer aux parlementaires congolais le « record de la honte » de son pays aujourd’hui plus que jamais au bord de l’implosion, en vertu de quel principe les présidents des deux chambres du parlement congolais devraient-ils aller expliquer aux parlementaires belges la situation que traverse leur pays depuis les élections de 2006 ?
Flahaut, le colon
Tout dans le discours et l’invitation d’André Flahaut dévoile le colon qu’il est sans doute sans le savoir. Tel est par exemple le cas de la nouvelle mission civilisatrice appelée observation électorale. Chaque fois qu’un pays africain organise des élections, des touristes occidentaux d’un nouveau genre débarquent en Afrique. Leur démarche reste néanmoins inscrite dans la vieille mission civilisatrice, celle consistant à veiller sur de grands enfants qui ne peuvent s’organiser par eux-mêmes. Aussi Flahaut voudrait-il voir la Belgique «s’impliquer, comme elle l’avait fait au Burundi, en amont dans la préparation des élections, au lieu d’attendre trois jours avant les élections pour envoyer des observateurs». La présence belge ne suffit pas, car, dit-il, «on ne peut pas demander à la RDC d’organiser des élections dans tel délai sans mettre à sa disposition les moyens qu’il faut». Posons-nous une question simple que les colonisés congolais et africains ne se posent presque jamais. Existe-t-il un seul pays africain qui ne soit en mesure de financer ses propres élections ? Non. Tous les pays africains sont suffisamment riches pour le faire. En une législature, les détournements des fonds publics par deux ou trois ministres, qui prennent presque toujours la destination des banques occidentales, sont supérieurs aux montants nécessaires pour organiser les élections. Que dire alors des détournements par le premier ministre, le président de la république ou encore les gouvernants pris ensemble ! Ne parlons même pas des pillages des ressources naturelles congolaises, par exemple, qui ont fait l’objet de tant de rapports des Nations Unies et qui profitent aux multinationales occidentales bien identifiées. Dans ce contexte, un Belge, véritablement ami du Congo, conseillerait les dirigeants congolais de rapatrier leurs fortunes pour les mettre à la disposition de leur Etat. En même temps, la loi dite de compétence universelle belge devrait être activée pour poursuivre les pilleurs jusque dans leur dernier retranchement. Par contre, le colon, lui, s’empresserait d’aider le Congo et de montrer que cette aide est indispensable. Parce qu’elle constitue un moyen par excellence de domination.
A travers l’aide inutile aux élections, les puissances occidentales se réservent le droit de s’ingérer dans les affaires intérieures des Etats du Tiers Monde. Ainsi, par exemple, il n’appartient pas aux Congolais de juger leur pouvoir. Ce rôle revient au « civilisateur ». Quand, après avoir passé moins d’une semaine à Lubumbashi et à Kinshasa, André Flahaut déclare, du haut de sa stature de colon, avoir constaté «une maturation réelle en terme d’évolution politique», la messe est dite et l’opinion des Congolais ne compte pas. «Les choses avancent au Congo, dit Flahaut, surtout quand on tient compte du point de départ, après la colonisation et toutes ces années de dictature et de guerre». Pourtant, pour les Congolais, le point de repère pour juger le pouvoir actuel ne se situe pas aussi loin. Les Congolais partent des espoirs immenses suscités par leur élan vers la démocratie et l’Etat de droit notamment à travers le discours présidentiel du 24 avril 1990, les assises de la conférence nationale souveraine et la tenue des élections de 2006. Et quand Flahaut émet un jugement positif sur l’évolution du Congo depuis lors, on pourrait se demander s’il ne fait pas de manière subtile la publicité de l’imposteur rwandais «Joseph Kabila». En effet, peut-on changer une équipe qui gagne ?
Non seulement le colon décide qui doit être le gouverneur noir du Congo, mais de surcroit il choisit les amis des Congolais. Aussi Flahaut souligne-t-il « le rôle joué par la Belgique pour relancer et accompagner le processus de coopération entre les trois pays », Burundi, Congo et Rwanda. Pour lui, il n’y a aucun doute que qu’il y a « une réelle possibilité de coopérer entre les parlements de trois pays ». Ainsi, tous les crimes économiques, crimes de guerre et crimes contre l’humanité de la dictature tutsi rwandaise au Congo ne serait qu’un simple détail de l’histoire. Pour mieux souligner son insulte à la mémoire des Congolais fauchés par le maître de Kigali et ses supplétifs, le but de la tournée du colon n’était rien d’autre que d’apporter le soutien « moral », pour ne pas dire piloter en coulisses la conférence des présidents des parlements de la Communauté des Pays des Grands Lacs (CPGL), tenue à Kigali le 9 mars dernier. En effet, en présence du colon, cette conférence a décidé de la création d’une armée commune au Burundi, Congo et Rwanda ; ce qui est une manière subtile pour la démocratie belge d’octroyer une prime à la dictature rwandaise et d’offrir un instrument de pouvoir supplémentaire à l’hégémonie tutsi déjà effective au Burundi, au Rwanda et à l’Est congolais. Sans doute au nom de la supériorité raciale tutsi inventée justement par la colonisation belge.
Conclusion
Dans leur quête légitime de démocratie ou de l’Etat de droit, les Congolais et les autres africains ont deux défis majeurs à relever. D’abord, ils doivent empêcher la confiscation des instruments de la souveraineté de tout un peuple par une clique d’individus aux dents longues et souvent homogène sur le plan ethnique. Ensuite, ils doivent minimiser autant que faire se peut les ingérences des ex-colonisateurs dans leurs affaires intérieures afin de donner enfin un contenu certain aux indépendances.
Depuis la fin des années 80 et le retour du multipartisme, la démocratie partisane et conflictuelle a lamentablement échoué à relever ces deux défis. Comme à l’époque du mobutisme triomphant, une parentèle isolée composée de Katangais et de Tutsi en raison des deux identités du chef de l’Etat (identité usurpée et identité réelle) a réussi à prendre en otage les instruments de la souveraineté congolaise. Et le peuple ne dispose d’aucun contre-pouvoir pour mettre le nouveau dictateur hors d’état de nuire. Quant à l’ex-puissance colonisatrice, jamais elle n’a été aussi influente dans la conduite des affaires du pays. Mieux, pour la première fois dans l’histoire africaine, la Belgique pilote au grand jour le projet hégémonique d’une ethnie au niveau de toute la région dite des grands lacs, dressant ainsi le décor de bien de massacres dans le futur. Et rien ne peut l’arrêter dans sa folie meurtrière. Que faut-il de plus aux Congolais pour qu’ils comprennent enfin qu’une fois de plus, le Congo est mal parti dans sa recherche de respect et de dignité et qu’une autre voie de salut devrait être explorée?
Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo
© Congoindépendant 2003-2011
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