17 mars 2012
Jamais les producteurs d’un film de fiction n’auraient trouvé un tel casting : deux épouses résolues comme des héroïnes de l’Antiquité, des juges tiraillés entre leur sens du devoir et les impératifs de prudence, des accusés marqués par la détention et curieusement indifférents face à leur inéluctable condamnation, un suspect principal affichant un sourire ambigu et le visage lisse de celui qui sait que jamais il ne pourra être directement mis en cause.
La foule aussi, virulente, indignée, taraudée par le sentiment de son impuissance, par l’impression de batailler dans un théâtre d’ombres.
Trouver un casting pareil, des figurants en aussi grand nombre aurait été une entreprise impossible. Tout aussi difficile aurait été la mise sur pied d’une intrigue aussi prenante, susceptible de tenir le spectateur en haleine durant une heure et demie.
Au Congo, où il filme depuis vingt ans, Thierry Michel n’a pas besoin de la fiction, la réalité lui suffit. Pourquoi chercherait il des acteurs ? Les Congolais sont là, leur présence crève l’écran, les drames qu’ils vivent se passent de mise en scène.
Il le reconnaît : pour ce film ci, l’auteur n’a pas rédigé de scénario, n’a fait ni dossier préliminaire, ni repérage, il n’a pas choisi de personnage principal et n’a tracé aucune intrigue. Il s’est simplement, comme des millions de Congolais, laissé immerger dans une histoire bouleversante : l’assassinat de Floribert Chebeya, le président de la Voix des sans Voix, la plus ancienne des ONG de défense des droits de l’homme, la disparition de son chauffeur, Fidèle Bazana, un colosse qui n’était pas du genre à s’évanouir dans la nature sans tenter de résister.
Lorsque, le 1er juin 2010, les Congolais apprennent que le corps sans vie de Floribert Chebeya a été retrouvé, abandonné dans sa voiture à 30km de son domicile, personne ne croit la version officielle, un décès suite à une affaire de sexe.
Bien au contraire : l’absurdité, la vilenie de cette version aiguise plus encore l’indignation générale. Tout de suite, la police est dans le collimateur : Chebeya ne s’était il pas rendu au siège de la police pour y rencontrer son chef, le tout puissant général John Numbi, un Mulubakat, originaire du Nord Katanga, l’homme qui, à l’époque, était considéré comme l’un des hommes forts du pays. Un homme que Floribert connaissait depuis longtemps, ayant autrefois dénoncé un traitement injuste qui avait été infligé à Numbi du temps de l’épuration ethnique au Katanga.
Thierry Michel, familier du Congo depuis vingt ans, a fréquenté Floribert Chebeya. Comme beaucoup de journalistes belges, il ne manque jamais, à chacun de ses déplacements à Kinshasa, de s’entretenir avec le militant des droits de l’homme.
Car Floribert est un homme intransigeant : du temps de Mobutu, il collationne et dénonçe tous les méfaits des Hiboux, les hommes de main du régime. Lorsque Laurent Désiré Kabila arrive à Kinshasa, il trouve Chebeya dans la rue : carnet en mains, il prend note de tous les mauvais comportements des « libérateurs » et dénonce le recrutement d’enfants-soldats.
Joseph Kabila à son tour doit faire face au gêneur professionnel, qui va de plus en plus loin dans ses critiques, dénonçant l’état déplorable des prisons, les massacres dans l’Est et, plus récemment, la brutale répression de la secte Bundu Dia Kongo dans le Bas Congo.
Une secte politico religieuse qui n’est pas uniquement victime : elle n’avait pas hésité à s’en prendre à des militaires et des policiers, un curé avait été brûlé vif….Des civils, en grand nombre, avaient été tués lors des opérations dirigées par le bataillon Simba.
Comme tant d’autres, Thierry Michel est « sonné » par la nouvelle de la mort de Chebeya et sans s’interroger plus avant, il se laisse guider par l’évènement.
Lorsque les Kinois manifestent, la caméra est là. Elle est présente lors du deuil, elle tourne dans le cimetière, au dessus de la fosse, elle est là encore lorsque le ministre de la justice Luzolo Bambi veut poser la première pierre d’un futur mausolée.
Plus tard, sans qu’on l’empêche de filmer, et peut-être sans que l’on mesure l’importance que revêtira son témoignage, Thierry Michel assiste au procès qui se tient devant la justice militaire.
Qui donc disait que cette dernière est à la justice ce que la musique militaire est à la musique ? L’envie est forte, d’emblée, de disqualifier la juridiction militaire, de parler d’un simulacre de justice. Ce serait aller trop vite en besogne, car il apparaît que les juges, visiblement conscients de leur responsabilité face à l’histoire, tentent de faire leur travail, de mener l’enquête.
Le tribunal se déplace sur les lieux du crime, se rend au siège de la police, les juges arpentent l’endroit où le corps a été trouvé, les témoins défilent, Mme Bazana a le visage d’une tragédienne lorsqu’elle exige, d’une voix forte, qu’on lui rende au moins le corps de son époux, qu’on lui dise la vérité.
A tout moment, il y a de la colère, de l’émotion, parfois le mensonge crève les yeux, l’impuissance aussi et l’ombre de la raison d’Etat plane sur tout le procès.
A toutes les étapes de cette procédure hors du commun, la caméra de Thierry Michel enregistre, tellement proche que les protagonistes ne la remarquent même plus.
C’est cela qui fait la force de ce film, son capital de vérité, de document à la fois brut et ambivalent.
Car si, à certains moments, le mensonge est évident, à d’autres on voit aussi que, malgré tout, la justice s’exerce, que des choses sont dites, que des manifestants indignés peuvent envahir le boulevard et que la presse pose les questions qui dérangent.
Ce cinéma vérité, guidé par les rebondissements d’un procès hors du commun, est plus fort que n’importe quelle fiction. Une telle plongée dans les abîmes de la raison d’Etat fait froid dans le dos.
Le film gomme aussi toutes les aspérités du caractère de Chebeya, un homme tenace et dérangeant, insensible à toute notion d’opportunité ou d’opportunisme (à la veille de l’anniversaire de l’indépendance, il voulait déposer un dossier à la CPI à propos de la répression brutale menée dans le Bas Congo), un homme qui avait une conception extensive de son rôle de défenseur des droits de l’homme, au point de mener quelquefois des combats aux côtés de l’opposition la plus radicale.
Mais surtout, décrivant les vagues immenses suscitées par sa mort, dans des circonstances probablement atroces (les mauvais traitements voire la torture…) et rappelant la mise en scène ignoble qui avait suivi, le film de Thierry Michel pérennise le souvenir de Floribert Chebeya et lui, donne, pour toujours, la stature qu’il mérite, celle d’un héros à la stature modeste, à l’efficacité redoutable.
Un homme dont le nom s’inscrit dans le Panthéon des héros du Congo…
La foule aussi, virulente, indignée, taraudée par le sentiment de son impuissance, par l’impression de batailler dans un théâtre d’ombres.
Trouver un casting pareil, des figurants en aussi grand nombre aurait été une entreprise impossible. Tout aussi difficile aurait été la mise sur pied d’une intrigue aussi prenante, susceptible de tenir le spectateur en haleine durant une heure et demie.
Au Congo, où il filme depuis vingt ans, Thierry Michel n’a pas besoin de la fiction, la réalité lui suffit. Pourquoi chercherait il des acteurs ? Les Congolais sont là, leur présence crève l’écran, les drames qu’ils vivent se passent de mise en scène.
Il le reconnaît : pour ce film ci, l’auteur n’a pas rédigé de scénario, n’a fait ni dossier préliminaire, ni repérage, il n’a pas choisi de personnage principal et n’a tracé aucune intrigue. Il s’est simplement, comme des millions de Congolais, laissé immerger dans une histoire bouleversante : l’assassinat de Floribert Chebeya, le président de la Voix des sans Voix, la plus ancienne des ONG de défense des droits de l’homme, la disparition de son chauffeur, Fidèle Bazana, un colosse qui n’était pas du genre à s’évanouir dans la nature sans tenter de résister.
Lorsque, le 1er juin 2010, les Congolais apprennent que le corps sans vie de Floribert Chebeya a été retrouvé, abandonné dans sa voiture à 30km de son domicile, personne ne croit la version officielle, un décès suite à une affaire de sexe.
Bien au contraire : l’absurdité, la vilenie de cette version aiguise plus encore l’indignation générale. Tout de suite, la police est dans le collimateur : Chebeya ne s’était il pas rendu au siège de la police pour y rencontrer son chef, le tout puissant général John Numbi, un Mulubakat, originaire du Nord Katanga, l’homme qui, à l’époque, était considéré comme l’un des hommes forts du pays. Un homme que Floribert connaissait depuis longtemps, ayant autrefois dénoncé un traitement injuste qui avait été infligé à Numbi du temps de l’épuration ethnique au Katanga.
Thierry Michel, familier du Congo depuis vingt ans, a fréquenté Floribert Chebeya. Comme beaucoup de journalistes belges, il ne manque jamais, à chacun de ses déplacements à Kinshasa, de s’entretenir avec le militant des droits de l’homme.
Car Floribert est un homme intransigeant : du temps de Mobutu, il collationne et dénonçe tous les méfaits des Hiboux, les hommes de main du régime. Lorsque Laurent Désiré Kabila arrive à Kinshasa, il trouve Chebeya dans la rue : carnet en mains, il prend note de tous les mauvais comportements des « libérateurs » et dénonce le recrutement d’enfants-soldats.
Joseph Kabila à son tour doit faire face au gêneur professionnel, qui va de plus en plus loin dans ses critiques, dénonçant l’état déplorable des prisons, les massacres dans l’Est et, plus récemment, la brutale répression de la secte Bundu Dia Kongo dans le Bas Congo.
Une secte politico religieuse qui n’est pas uniquement victime : elle n’avait pas hésité à s’en prendre à des militaires et des policiers, un curé avait été brûlé vif….Des civils, en grand nombre, avaient été tués lors des opérations dirigées par le bataillon Simba.
Comme tant d’autres, Thierry Michel est « sonné » par la nouvelle de la mort de Chebeya et sans s’interroger plus avant, il se laisse guider par l’évènement.
Lorsque les Kinois manifestent, la caméra est là. Elle est présente lors du deuil, elle tourne dans le cimetière, au dessus de la fosse, elle est là encore lorsque le ministre de la justice Luzolo Bambi veut poser la première pierre d’un futur mausolée.
Plus tard, sans qu’on l’empêche de filmer, et peut-être sans que l’on mesure l’importance que revêtira son témoignage, Thierry Michel assiste au procès qui se tient devant la justice militaire.
Qui donc disait que cette dernière est à la justice ce que la musique militaire est à la musique ? L’envie est forte, d’emblée, de disqualifier la juridiction militaire, de parler d’un simulacre de justice. Ce serait aller trop vite en besogne, car il apparaît que les juges, visiblement conscients de leur responsabilité face à l’histoire, tentent de faire leur travail, de mener l’enquête.
Le tribunal se déplace sur les lieux du crime, se rend au siège de la police, les juges arpentent l’endroit où le corps a été trouvé, les témoins défilent, Mme Bazana a le visage d’une tragédienne lorsqu’elle exige, d’une voix forte, qu’on lui rende au moins le corps de son époux, qu’on lui dise la vérité.
A tout moment, il y a de la colère, de l’émotion, parfois le mensonge crève les yeux, l’impuissance aussi et l’ombre de la raison d’Etat plane sur tout le procès.
A toutes les étapes de cette procédure hors du commun, la caméra de Thierry Michel enregistre, tellement proche que les protagonistes ne la remarquent même plus.
C’est cela qui fait la force de ce film, son capital de vérité, de document à la fois brut et ambivalent.
Car si, à certains moments, le mensonge est évident, à d’autres on voit aussi que, malgré tout, la justice s’exerce, que des choses sont dites, que des manifestants indignés peuvent envahir le boulevard et que la presse pose les questions qui dérangent.
Ce cinéma vérité, guidé par les rebondissements d’un procès hors du commun, est plus fort que n’importe quelle fiction. Une telle plongée dans les abîmes de la raison d’Etat fait froid dans le dos.
Le film gomme aussi toutes les aspérités du caractère de Chebeya, un homme tenace et dérangeant, insensible à toute notion d’opportunité ou d’opportunisme (à la veille de l’anniversaire de l’indépendance, il voulait déposer un dossier à la CPI à propos de la répression brutale menée dans le Bas Congo), un homme qui avait une conception extensive de son rôle de défenseur des droits de l’homme, au point de mener quelquefois des combats aux côtés de l’opposition la plus radicale.
Mais surtout, décrivant les vagues immenses suscitées par sa mort, dans des circonstances probablement atroces (les mauvais traitements voire la torture…) et rappelant la mise en scène ignoble qui avait suivi, le film de Thierry Michel pérennise le souvenir de Floribert Chebeya et lui, donne, pour toujours, la stature qu’il mérite, celle d’un héros à la stature modeste, à l’efficacité redoutable.
Un homme dont le nom s’inscrit dans le Panthéon des héros du Congo…
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