La vidéo mise en ligne par Invisible Children déforme la réalité ougandaise.
Joseph Kony, le 24 mai 2006. Reuters TV
La campagne fulgurante lancée par l'ONG Invisible Children sur Internet contre le chef de guerre ougandais nuit gravement à la vérité. Elle coïncide avec un nouveau documentaire de sensibilisation du collectif Invisible Children.
Pour commencer, voici les faits.
Depuis une campagne réussie de l’armée ougandaise et l’échec de négociations de paix en 2006, la LRA a été chassée d’Ouganda et sévit dans des régions extrêmement isolées de la RDC, au Sud Soudan et en République Centrafricaine, où l’on pense que Kony lui-même se trouve en ce moment. L’armée ougandaise poursuit la LRA depuis, sans grand succès (et avec de nombreux sérieux cafouillages).
En octobre dernier, le président Obama a autorisé le déploiement de 100 conseillers de l’armée américaine pour aider l’armée ougandaise à traquer Kony, sans aucun résultat rendu public à ce jour.
En outre, la LRA (Dieu merci!) ne dispose pas de 30.000 enfants-soldats. Ce chiffre macabre, cité par Invisible Children dans le film (et par d’autres), se rapporte au nombre total d’enfants enlevés par la LRA sur près de 30 ans. Étrangement, ce chiffre est le même que celui du total des morts au cours des plus de 20 ans de conflit dans le nord de l’Ouganda.
Comme je l’ai écrit dans Foreign Policy en 2010, les vestiges de la LRA continuent de faire des ravages et sont très difficiles à capturer, mais l’Ouganda du nord s’est remarquablement rétabli pendant les 6 années de paix qui ont suivi son départ.
La vidéo, commentée par Jason Russell, cofondateur d’Invisible Children, explique que son but est d’intensifier la pression sur le gouvernement américain pour s’assurer que Kony sera traduit en justice cette année, et, comme le dit le message martelé tout du long, le plus important est très simple: il faut arrêter Kony.
Entre autres images émouvantes, la vidéo montre Russell tentant d’expliquer la LRA à son petit garçon, des volontaires enthousiastes (blancs pour la plupart) collant des affiches et portant des bracelets Kony 2012, et quelques séquences déchirantes d’enfants qui ont marché des kilomètres pour dormir en lieu sûr lors de l’apogée du règne de la LRA dans le nord de l’Ouganda.
Ces dernières comprennent de nombreuses images tirées du film Invisible Children éponyme qui a fait la renommée de l’organisation. Mais dans le nouveau film, Invisible Children ne fait quasiment aucun effort d’information. Une fois seulement, à la quinzième minute, un nuage rose se déplace sur une carte, du nord de l’Ouganda vers l’ouest, et il est mentionné en passant que la LRA n’est plus en Ouganda:
Je peux comprendre pourquoi certains des followers de P. Diddy peuvent être embrouillés.
Angelo Izama, journaliste ougandais récompensé, fait partie de ceux qui doutent:
Je ne vais pas m’appesantir sur le sujet, sinon pour dire que vous pouvez consulter les informations financières fournies par IC ici. Ce qui m’inquiète davantage est qu’à part réunir beaucoup d’argent et susciter beaucoup d’attention, les intentions exactes d’Invisible Children ne sont pas claires. Voici ce que dit Russell dans la vidéo (21:40):
Est-ce que quelqu’un a des preuves de cette menace imminente d’annulation? Qui justifierait une campagne de production aussi massive et un appel aux dons sûrement très lucratif?
Le militantisme mal informé et simplificateur peut poser des problèmes pour de nombreuses raisons, et Siena Antsis en cite quelques-unes ici, soulignant qu’Invisible Children «consumérise le fardeau de l’homme blanc vis-à-vis du continent africain» de façon experte. Achetez un bracelet, déculpabilisez.
L’un des plus gros problèmes du message simpliste «Arrêtez Kony» c’est que la marine de guerre ou les frappes de drones vont inévitablement s’inviter dans le débat quand les vains efforts des Ougandais auront eu raison de la patience des gens.
Mais quid des dizaines ou des centaines d’enfants enlevés qui ont subi un lavage de cerveau? On bombarde tout le monde? Vont-ils réellement cesser de se battre quand Kony aura disparu? Et s’ils ripostent?
Pour en revenir à la vidéo «Kony 2012» et à ses soutiens de stars, quelles sont les conséquences de lâcher autant d’activistes exubérants armés de si peu de faits?
Réduire l’Ouganda dans le débat international à des problèmes qui sont soit des boulettes géographiques (Sauvez l’Ouganda du nord!) soit une tentative délibérée de détourner l’attention de la communauté internationale (Mort aux gays!) rend un mauvais service aux nombreux problèmes critiques de l’Ouganda.
Outre les problèmes de pauvreté et de maladie du hochement de tête que souligne Izama, l’Ouganda est à peine (voire n’est pas du tout) une démocratie et le président Yoweri Museveni s'est octroyé un 4e mandat l’année dernière, ce qui lui donne plus d’un quart de siècle de pouvoir. La corruption est endémique, les services sociaux minimaux, et de nombreux documents prouvent que le gouvernement bafoue couramment les droits humains. Oh, et le pétrole arrive.
Arrêter Kony ne changera rien à tout cela, et si l’armée de Museveni reçoit davantage de matériel et d’argent, la campagne d’Invisible Children pourrait même aggraver certains problèmes. On espère tous que Kony se rendra de lui-même demain et que la crainte que les États-Unis «n’annulent» leur soutien à la traque de la LRA n’a pas lieu d’être.
Mais si le résultat le plus efficace de la campagne d’Invisible Children est de faire croire à des millions d’internautes que le nord de l’Ouganda est une zone de guerre, même si ce n’est pas là son intention, cela la rend difficilement défendable.
Michael Wilkerson, journaliste free lance qui a vécu et travaillé comme reporter en Ouganda. [Traduit par Bérengère Viennot]
SlateAfrique
«Joseph Kony est quasiment Adolf Hitler. Il dispose d’une armée de 30.000 enfants décérébrés qui massacrent des innocents en Ouganda.»Avez-vous vu quelque chose dans ce goût-là passer sur votre compte Twitter ou Facebook aujourd’hui? Ou bien ça peut-être?
«#TweetPourSauver les Invisible Children [enfants invisibles] de l’Ouganda! #Kony2012 Faites connaître Joseph Kony!!»«Kony 2012,» une vidéo mise en ligne par le collectif Invisible Children pour sensibiliser le public à la malfaisance pernicieuse de Joseph Kony, chef de l’Armée de Résistance du Seigneur (LRA), a déjà été vue plus de 8 millions de fois sur Vimeo et plus de 9 millions de fois sur YouTube (et sûrement bien plus quand vous lirez ces lignes) depuis son lancement la semaine dernière.
Juste une mise au point
Se débarrasser de Kony serait une très bonne chose. Lui et son armée commettent kidnappings et massacres de masse depuis plus de 20 ans. Mais mettons deux choses au point: 1) Joseph Kony n’est pas en Ouganda et n’y a pas mis les pieds depuis 6 ans; 2) la LRA compte désormais au maximum quelques centaines de membres, et si elle provoque encore d’immenses souffrances, on voit difficilement comment des millions de gens aussi bien intentionnés que mal informés vont pouvoir aider à gérer une réalité bien plus complexe que ça.Pour commencer, voici les faits.
Depuis une campagne réussie de l’armée ougandaise et l’échec de négociations de paix en 2006, la LRA a été chassée d’Ouganda et sévit dans des régions extrêmement isolées de la RDC, au Sud Soudan et en République Centrafricaine, où l’on pense que Kony lui-même se trouve en ce moment. L’armée ougandaise poursuit la LRA depuis, sans grand succès (et avec de nombreux sérieux cafouillages).
En octobre dernier, le président Obama a autorisé le déploiement de 100 conseillers de l’armée américaine pour aider l’armée ougandaise à traquer Kony, sans aucun résultat rendu public à ce jour.
En outre, la LRA (Dieu merci!) ne dispose pas de 30.000 enfants-soldats. Ce chiffre macabre, cité par Invisible Children dans le film (et par d’autres), se rapporte au nombre total d’enfants enlevés par la LRA sur près de 30 ans. Étrangement, ce chiffre est le même que celui du total des morts au cours des plus de 20 ans de conflit dans le nord de l’Ouganda.
Comme je l’ai écrit dans Foreign Policy en 2010, les vestiges de la LRA continuent de faire des ravages et sont très difficiles à capturer, mais l’Ouganda du nord s’est remarquablement rétabli pendant les 6 années de paix qui ont suivi son départ.
Aucun effort d'information
Malheureusement, il semble que certains détails gênants, comme l’endroit où se trouve réellement Kony par exemple, ne soient pas assez importants pour qu’Invisible Children se donne la peine de bien les faire comprendre à son public.La vidéo, commentée par Jason Russell, cofondateur d’Invisible Children, explique que son but est d’intensifier la pression sur le gouvernement américain pour s’assurer que Kony sera traduit en justice cette année, et, comme le dit le message martelé tout du long, le plus important est très simple: il faut arrêter Kony.
Entre autres images émouvantes, la vidéo montre Russell tentant d’expliquer la LRA à son petit garçon, des volontaires enthousiastes (blancs pour la plupart) collant des affiches et portant des bracelets Kony 2012, et quelques séquences déchirantes d’enfants qui ont marché des kilomètres pour dormir en lieu sûr lors de l’apogée du règne de la LRA dans le nord de l’Ouganda.
Ces dernières comprennent de nombreuses images tirées du film Invisible Children éponyme qui a fait la renommée de l’organisation. Mais dans le nouveau film, Invisible Children ne fait quasiment aucun effort d’information. Une fois seulement, à la quinzième minute, un nuage rose se déplace sur une carte, du nord de l’Ouganda vers l’ouest, et il est mentionné en passant que la LRA n’est plus en Ouganda:
«Alors que la LRA commençait à s’installer dans d’autres pays, Jacob [l’un des enfants filmés dans le nord de l’Ouganda en 2003] et d’autres Ougandais sont venus aux États-Unis pour parler au nom de tous ceux qui souffrent à cause de Kony. Même s’ils étaient relativement en sécurité en Ouganda, ils se sont sentis obligés de dire au monde que Kony était toujours là et qu’il fallait l’arrêter.»
La vérité déformée
C’est tout, sur 30 minutes de film. Et au vu des images crues et de la répétition des horreurs de la LRA, on pourrait raisonnablement penser que «s’installer dans d’autres pays» désigne une expansion plutôt qu’une fuite. En outre, quelques secondes plus tard, l’objectif se tourne vers les activités d’Invisible Children aux États-Unis à l’époque, et non vers ce qu’il se passe en Afrique.Je peux comprendre pourquoi certains des followers de P. Diddy peuvent être embrouillés.
Angelo Izama, journaliste ougandais récompensé, fait partie de ceux qui doutent:
«Dire que la campagne déforme les faits est en dessous de la vérité. Si elle attire l’attention sur le fait que Kony, reconnu coupable de crimes de guerre par la Cour pénale internationale en 2005, est encore en liberté, la description qu’elle fait des crimes qui lui sont imputés dans le nord de l’Ouganda date d’une époque révolue. Au plus fort de la guerre, surtout entre 1999 et 2004, des hordes d’enfants se sont réfugiés dans les rues de la ville de Gulu pour échapper à l’horreur d’être enlevés et enrôlés de force dans les rangs de la LRA. Aujourd’hui, la plupart de ces enfants sont des demi-adultes. Beaucoup sont toujours dans la rue et n’ont pas de travail. Gulu compte le plus grand nombre d'enfants prostitués d’Ouganda. Elle a aussi l’un des taux les plus élevés de sida et d’hépatite.Outre sa diffusion de la vidéo en ligne, Invisible Children appelle à faire trois choses: 1) signer son pacte 2) acheter le kit bracelet et action Kony 2012 (30 $ seulement!) et 3) s’engager à faire un don.
S’il y a six ans, les enfants ougandais auraient craint l’enfer que représentait l’embrigadement dans la LRA, une réalité déjà très bien documentée, aujourd’hui les vrais enfants invisibles sont ceux qui souffrent de la «maladie du hochement de tête». Plus de 4 000 enfants sont victimes de cette maladie handicapante incurable. C’est une maladie neurologique qui déroute les scientifiques du monde entier et touche principalement les enfants des districts les plus affectés par la guerre de Kitgum, Pader et Gulu.»
Quelles sont les véritables intentions d'Invisible Children?
Les critiques font rage autour des finances d’Invisible Children. On lui reproche notamment de dépenser trop d’argent en frais administratifs et de réaliser des films, tout en racolant avec des projets jouant la carte ONG. Et apparemment, l’organisation n’a jamais été auditée en externe.Je ne vais pas m’appesantir sur le sujet, sinon pour dire que vous pouvez consulter les informations financières fournies par IC ici. Ce qui m’inquiète davantage est qu’à part réunir beaucoup d’argent et susciter beaucoup d’attention, les intentions exactes d’Invisible Children ne sont pas claires. Voici ce que dit Russell dans la vidéo (21:40):
«Nous savons quoi faire. Voilà ce que c’est. Pour que Kony soit arrêté cette année, l’armée ougandaise doit mettre la main dessus. Pour le trouver, elle a besoin de technologie et de formation afin de le traquer dans l’immensité de la jungle. C’est là que les conseillers américains entrent en scène. Pour que les conseillers américains aillent là-bas, le gouvernement américain doit les déployer. Il l’a fait, mais si le gouvernement pense que les gens ne se soucient pas de Kony, la mission sera annulée. Pour que les gens s’en préoccupent, il faut qu’ils soient informés. Et ils ne seront informés que si le nom de Kony est partout.»L’objectif est donc de s’assurer que le président Obama ne rappellera pas les conseillers qu’il a déployés tant que Kony ne sera pas capturé ou tué. La cause semble noble, sauf qu’il n’a jamais été question que le gouvernement ne rappelle ce personnel —en tout cas à ma connaissance.
Est-ce que quelqu’un a des preuves de cette menace imminente d’annulation? Qui justifierait une campagne de production aussi massive et un appel aux dons sûrement très lucratif?
Le militantisme mal informé et simplificateur peut poser des problèmes pour de nombreuses raisons, et Siena Antsis en cite quelques-unes ici, soulignant qu’Invisible Children «consumérise le fardeau de l’homme blanc vis-à-vis du continent africain» de façon experte. Achetez un bracelet, déculpabilisez.
Arrêter Kony ne changera rien
Mais comme le note Mark Kersten, chercheur, après «Arrêtez Kony» il se passe quoi? Et si l’activisme débouche sur le maintien des 100 conseillers mais que Kony reste introuvable?L’un des plus gros problèmes du message simpliste «Arrêtez Kony» c’est que la marine de guerre ou les frappes de drones vont inévitablement s’inviter dans le débat quand les vains efforts des Ougandais auront eu raison de la patience des gens.
Mais quid des dizaines ou des centaines d’enfants enlevés qui ont subi un lavage de cerveau? On bombarde tout le monde? Vont-ils réellement cesser de se battre quand Kony aura disparu? Et s’ils ripostent?
Pour en revenir à la vidéo «Kony 2012» et à ses soutiens de stars, quelles sont les conséquences de lâcher autant d’activistes exubérants armés de si peu de faits?
Réduire l’Ouganda dans le débat international à des problèmes qui sont soit des boulettes géographiques (Sauvez l’Ouganda du nord!) soit une tentative délibérée de détourner l’attention de la communauté internationale (Mort aux gays!) rend un mauvais service aux nombreux problèmes critiques de l’Ouganda.
Outre les problèmes de pauvreté et de maladie du hochement de tête que souligne Izama, l’Ouganda est à peine (voire n’est pas du tout) une démocratie et le président Yoweri Museveni s'est octroyé un 4e mandat l’année dernière, ce qui lui donne plus d’un quart de siècle de pouvoir. La corruption est endémique, les services sociaux minimaux, et de nombreux documents prouvent que le gouvernement bafoue couramment les droits humains. Oh, et le pétrole arrive.
Arrêter Kony ne changera rien à tout cela, et si l’armée de Museveni reçoit davantage de matériel et d’argent, la campagne d’Invisible Children pourrait même aggraver certains problèmes. On espère tous que Kony se rendra de lui-même demain et que la crainte que les États-Unis «n’annulent» leur soutien à la traque de la LRA n’a pas lieu d’être.
Mais si le résultat le plus efficace de la campagne d’Invisible Children est de faire croire à des millions d’internautes que le nord de l’Ouganda est une zone de guerre, même si ce n’est pas là son intention, cela la rend difficilement défendable.
Michael Wilkerson, journaliste free lance qui a vécu et travaillé comme reporter en Ouganda. [Traduit par Bérengère Viennot]
SlateAfrique
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire