samedi 21 avril 2012

La migration africaine comme tragédie et comme ressource


Il y a quelques mois, je suis revenu dans mon pays, le Niger, après une dizaine d’années d’exil volontaire, d’immigration, d’exode… appelle-le comme tu veux, mais j’étais absent pour cause d’études, de convenance personnelle et de travail. 


Ce retour au Pays Natal est devenu une autre expérience migratoire car un autre vécu démarre aujourd’hui et fait suite à deux vécus précédents en Afrique et en France respectivement. Finalement, je deviens un confluent au lieu d’être un affluent. Phénoménologie d’une expérience migratoire.

Je me permets de faire un retour analytique sur mes dix ans passés en France, de ce que j’en tire, de ce qui restera. Ce n’est pas un bilan, mais une réflexion théorique sur « comment on devient immigré ? », « Comment on en sort dans les yeux des autres ? », « Comment on redevient soi-même, ni minoritaire, ni minorité, ni sans-papiers, ni refoulé, ni ethnique, ni banlieusard, ni « d’origine », ni migrant, ni même immigré etc. C’est une réflexion sur l’être et la condition post-migratoire. On a des sensations nouvelles que je voudrai raconter pour poser les bases d’une phénoménologie qui prend en compte les idées, les hommes et les contextes qui les produisent. J’ai la sensation étrange d’un homme re-libéré de quelque chose, re-libéré de soi-même et des autres pour profiter, enfin, de sa vie. Cette sensation est d’autant plus étrange que je ne sors ni des geôles, ni d’une campagne militaire. C’est en fait l’effet de la tragédie migratoire sur moi.

Cette réflexion interroge alors des moments et ressemble à des séquences photographiques figées dans ma mémoire et que ma condition post-migratoire me permet d’interroger. Ces moments sont constitués d’évènements qu’on oublie rarement tant ils sont fort, indélébiles, personnels et collectifs. C’est aussi un moment de démystification de l’Occident comme paradigme et horizon migratoire, de ses paillettes et ses faux fuyants. L’immigré « envouté » par le « mythe de l’Occident » s’en délivre et s’exorcise à mesure qu’il vit dans sa chair et subit les violences symboliques et les obstacles de la société. C’est l’épicentre de la tragédie migratoire, mais aussi, celui de la délivrance et de l’espérance. Je voudrais dire enfin que la sortie de la tragédie implique un retour réflexif que j’ai eu le temps de faire, de partager et surtout de mettre en débat.

Le migrant : l’objet sortilège des autres


Une de mes meilleures amies m’écrivait sur la difficulté de faire couple avec le migrant de part son « malaise identitaire » et ses « in-conformités » consubstantielles. Elle n’a pas dit exactement cela, mais ainsi que j’ai compris sa réflexion tellement elle est récurrente dans la société française et au-delà. Je l’ai entendue à plusieurs reprises : le migrant est aussi un « problème affectif » par sa double culture, ses appartenances, ses vodous, ses croyances, ses « trucs bizarres » que la société française prétend avoir dépassés. La réponse à son mail a inspiré cet article. Je commentais pour elle des photographies retrouvées récemment dans mes archives personnelles.

Je disais exactement ceci : « Je me rends compte que toutes les traces ma vie sont là. Le retour au pays natal pour ainsi dire me rend plus à même d’écrire, de penser et d’être vraiment moi-même. La migration est un exercice de l’autre et de l’ailleurs toujours très difficile, délicat et épuisant nerveusement. Je sens que plus le temps passe, plus ma "tension nerveuse migratoire" baisse et je me sens plus moi-même : j’aime ça parce que cela me ramène au temps de ces photos où ma sérénité était intacte. Je tenais simplement à partager cela avec toi. Comme, je te l’ai dit la dernière fois, je ne me suis jamais senti aussi bien que dans ce pays avec ses joies et ses peines qui sont pour moi des défis, en un mot des raisons de se battre pour gagner. La vie en France était pour moi une expérience certes intéressante (humainement et professionnellement), mais elle me demandait un investissement nerveux important qui a, pour des gens comme moi, une dimension très sacrificielle pour ainsi dire.

Elle me dit, textuellement : « J’avais envie de répondre à ce que tu me racontes là : c’est étrange parce que cette dimension "sacrificielle" de ton séjour en France je la comprenais très bien, même si tu ne me l’avais jamais expliquée aussi clairement »

Puis je lui ai répondu : « En fait, comme à mon habitude, j’essaie de penser mon parcours et mon itinéraire pour non seulement re-comprendre mais surtout pour bien profiter de la vie. J’ajoute à ta réflexion quelques éléments : je ne pense pas que la dimension "sacrificielle" de mon vécu en France soit liée simplement au fait d’être immigré. Bien au contraire, l’immigration a été pour moi une ressource et une chance immense. Mais, ce qu’il y a de sacrificiel tient au « bannissement » de mes ambitions de transformer le monde, la société, les hommes : c’est ma trame existentielle. Je ne peux exister (en tout cas je ne saurai être autre chose), sans un engagement permanent pour des causes justes et simples.

Mes ambitions politiques (au sens basique et antique de Platon) sont sacrifiées sur l’autel de ma carrière ou des relations professionnelles et humaines tout aussi stimulantes qu’instables ! C’est pour moi quelque chose de tragique que l’immigré n’avoue pas. Je n’arrivai pas, en France, à donner un ancrage à cette part importante de ma vie pré-migratoire et de mon être simplement. C’est comme si je devais penser (et faire) ma vie sans ce que je fus et ce que je suis. Cette amputation progressive, voulue et subie est pour moi le plus grand des sacrifices. C’est une source de névroses et de dépression indicibles. L’immigré "partagé en deux" n’est pas le problème (car je sais le faire) encore faudra-t-il comprendre où aller, avec quelles ressources intellectuelles et morales. Mais pour moi, tout cela devient aujourd’hui poétique et me donne, malgré mes identités multiples, les ressources d’une vie totalement apaisée, au soleil, dans mon pays, en gardant un amour et une amitié intenses pour les gens que j’ai connues et aimées en migration ».

Sacrifices

Immigrer impliquait pour moi de sacrifier « l’expression de mes ambitions », allais-je dire sacrifier « ce que je pense vraiment » à la place de ce que « pense l’immigré » en moi. Cette dualité conflictuelle est un réel tourment et c’est pourtant ce que je vivais sans trouver la nécessité de l’exprimer. J’ai ressenti que ma vie en France faisait table rase, à chaque fois, de ce que je suis, de ce que j’ai été et de ce que je veux être. C’est toujours à moi qu’il est dicté la direction des choses même si parfois, j’ai contribué à leur formulation. J’ai ressenti que je n’existais pas, non pas en tant qu’homme, mais en tant que « homos initiative » (sujet d’initiative). Je devais accepter d’être une « chose ». Pour parler avec mon cœur, dans ma langue maternelle, j’étais devenu l’ « aberration » de la société.

Et j’en étais bien conscient. Le migrant est une aberration nécessaire. Il a quelques droits humains, mais doit vivre et penser comme s’il a tous les droits. Ses droits écrits ne sont pas réels dans tous les cas. Les humanitaires, les organismes de charité, les religieux et les humanistes bénévoles font la médiation pour le sortir de la merde. Cette symbolique est la même qu’en zones de guerres et de conflits. L’être migrant est « divaguant », « déroutant », « déflagrant » et sa tragédie commence là.

Le migrant comme sujet et objet est en réalité dans un tourment qu’il dissimulera et en cela constitue une véritable tragédie existentielle silencieuse. La force de l’immigré, c’est de pouvoir vivre avec des tragédies, sa capacité à faire cohabiter le sourire et la rage. Je découvre aussi que « vivre chez les autres » c’est faire le « choix » du déclassement permanent. La tragédie, c’est que le migrant, contrairement à ce qu’on pense, est conscient de cette déchéance programmée. La migration comme tragédie et comme ressource, c’est aussi une entreprise de déclassement de soi. Le pays rêvé s’estompe à l’aéroport et ses contrôles de papiers, la préfecture de police et ses justificatifs renouvelables, la rue et ses regards indélicats, la vie et sa dureté exécrable. En général, après un mois, on a soit envie de rester soit envie de rentrer en Afrique. Généralement, après les formalités administratives et les questions stupides de certains agents, on se dit déjà : « tout ça pour ça ».

Alors, il faut puiser dans des ressources mentales, intellectuelles et morales, culturelles ramenées d’Afrique pour survivre à sa propre déception. La tragédie est que le migrant se sent à chaque instant poussé à la marge des marges jusqu’à atterrir dans une des banlieues pourries et emblématiques. Il est déçu du traitement réservé aux « siens » et déçu des « siens », incapables de saisir les opportunités de la société dominante. Aussi, il faut dire qu’il ne comprend pas toute la mécanique du plafond de verre. Le migrant africain est déçu de la colère des jeunes qu’il compare à une « crise mentale ». Déçu de lui-même à n’être qu’un numéro de la sécu, d’un code, d’une carte de famille « forcément » nombreuse et d’un identifiant. Ce tableau chaotique anéantit le rêve et met fin à la « saveur » primordiale de l’acte migration, de sa dimension exaltante et quasi-initiatique en Afrique.

Je trouve quelque fois que la vie de migrant a quelque chose d’héroïque. Ne peut-on pas en faire le héros des temps modernes : celui-là même qui part chercher le feu sans être sûr de le trouver ou se fait consumer par l’incendie ? Celui-là même qui va à la recherche de l’eau pour mourir dans le Sahara ? Le héros qui va à la recherche de la nourriture, mange peu pour que d’autres mangent des plats savoureux. Celui-là même qui est sacrifié pour que d’autres vivent. Celui-là qui choisit l’abstinence et la solitude pour que d’autres se marient et lui fassent des nièces et des neveux. En disant cela, je pense à ce lumpenprolétariat déclassé et entassé dans les foyers africains de Paris. Je lis parfois sur le visage des hommes l’anéantissement physique et l’impuissance. Ce sont là les marqueurs et les traces de leur tragédie.

La fin du rêve migratoire

En Europe et en France en particulier, il faut « tuer le rêve » pour être un vrai immigré. Cette situation d’interdiction de rêve, de sa réalisation est une dimension importante de la tragédie migratoire, loin des fantasmes du village, et plus près des préjugés de la société dominante. En un mot, j’ai l’impression que l’immigré n’est pas un homme comme les autres et sa tragédie prend une ampleur incommensurable lorsque les discours politiques et médiatiques le stigmatisent, le vilipendent, le traitent de délinquant et de fléau de tous les temps. Je me suis longtemps demandé comment, puis-je être assimilé à un fléau, à une plaie de la société française ?

Avec mon background, je pensais être plutôt un apport et un secours à une société vieillissante et moribonde. Mais non : l’immigré est un pestiféré sans distinction aucune. Au même moment, les immigrés occidentaux (experts et autres courtiers du sous-développement de l’Afrique) sont accueillis à bras ouverts en Afrique. A-t-elle vraiment besoin d’eux ? J’en doute. À l’inverse, l’Occident a besoin de la migration. Pendant longtemps cette différence de traitement a troublé mon sommeil sous le Midi de la France. Au lieu de profiter du soleil et la mer, j’ai senti le froid des visages des gens, leur absence de sincérité, leur superficialité et la marchandisation des rapports humains comme le mariage et l’amitié.

Mon retour me permet de constater que cela concerne aussi mon pays. Le migrant est rattrapé quelques fois par les phénomènes globalisés et des pratiques transnationales. Dans le regard des gens, l’immigré est « un pauvre qui fuit la misère » de son pays, mais ce même regard injuste refuse de penser que l’immigration fait suite aux pillages des pays africains par les puissances occidentales. C’est un long débat. Et que, comme les Européens au 18ème siècle, les hommes migrent pour se réaliser.

Il y a quelque chose de tragique à regarder, entendre, écouter des inepties pendant une dizaine d’années. Les anciens Africains de Marseille me disaient qu’ils vivaient cette situation depuis plus d’un demi-siècle pour certains. Comment ont-ils fait pour ne pas devenir fous ? Certains sont devenus fous, mais la plupart a abdiqué devant la tragédie. Ils l’ont acceptée, pour eux et leur familles car disent-ils, « l’immigration a quelque chose d’imparable : nous ne sommes bien ni ici ni chez nous ». La tragédie de certains se manifeste par l’isolement, l’esseulement et le déphasage technologique. La tragédie prend sur leur corps une dimension réelle et le temps les pousse vers la dépression silencieuse et la mort.

La migration comme contrariétés

Le migrant doit aussi apprendre à gérer les contrariétés. Toute sa vie, dans le « pays d’accueil », s’exerce aussi la confrontation aux contrariétés. L’immigré vit dans la contrariété permanente. Il doit pourtant garder bonne mine, bonne humeur, il doit être actif, proactif, réactif quand les autres ont droit de se déprimer, de ne pas supporter un instant d’être contrariés etc. Le regard de la société dominante soustrait de lui la possibilité de s’énerver, de pousser un coup de gueule, de se déprimer parce que lui, c’est l’homme toujours normal, parce que « content d’être en France ». Quelqu’un me suggérait d’écrire que l’immigré n’a pas le droit de se plaindre de sa journée puisqu’elle est forcément positive.

Cette situation crée une image de soi « tragique » qu’il faut pourtant accepter si l’on ne veut pas se retrouver dans un hôpital psychiatrique. Le migrant l’accepte comme une meurtrissure inavouable. Vivre sans exprimer de « vrais sentiments » nous rappelle des régimes de dictatures. En vérité, le temps de l’immigration est un temps non démocratique, un temps où tout est urgent, stressant et pressant. C’est pourquoi le plus redoutable derrière le silence suiviste du migrant, c’est une terrible explosion interne, un tsunami presque qui nous consume et envers et contre lequel il faut vivre ; avec lequel il faut embrasser les gens, leur sourire, les aider ou les aimer. Cette explosion interne, nous la cachons par un jeu de postures que j’appelle « l’alchimie migratoire », le bricolage existentiel du migrant : « Je suis ce que tu fais de moi contre mon gré ».

La migration face au mépris

« Vivre chez l’autre demande de patience ». Cet adage est millénaire dans la tradition nigérienne des migrations. Il implique que le migrant soit une personne de patience et d’endurance face au « manque de respect » consubstantiel à la migration. Il faut être capable de sursoir à sa dignité, à son ego, pour « vivre l’autre ». Les vieux Africains qui n’ont pas été en Europe restituent ici la mémoire des souffrances des parents et des familles dans le voyage. Un ancien me dit que c’est pour toutes ces raisons que les couples n’immigrent pas. « Je ne souhaite pas être humilié devant mon épouse » me dit-il. Je préfère vivre seul l’humiliation et le manque de respect, et de préférence « à l’insu de tout le monde » conclut-il. Le manque de respect de l’autre, ses crachats et ses abus sont dans le package des souffrances que le migrant « consent volontairement ». Sacré migrant ! C’est la pomme de discorde entre les différentes communautés noires en Occident, particulièrement en Europe et aux USA. Généralement, l’Africain du continent débarqué aux USA ou en France ne s’intéresse ni à la lutte des populations noires de banlieues ni même aux questions politiques et syndicales. Son « agenda migratoire » est en porte-à-faux avec celui des autres Africains d’Occident sur la lutte contre les discriminations et le racisme.

On reproche toujours aux Africains du continent leur manque d’implication et leur instrumentalisation par le système dominant pour assujettir la frange rebelle, contestataire ou ceux qui luttent pour le respect de leur dignité. Dans ce cas, les Africains d’Occident sont traités de « sauvages banlieusards » et les Africains venus du continent de véritables « agneaux » de sacrifice. Ce n’est pas seulement le système qui joue à cela, mais aussi les individus, dans les rapports quotidiens. C’est devenu un reflexe de pensée, un paradigme comportemental. Le migrant comme maillon faible de la société occidentale devient, en quelque sorte, le réceptacle des récriminations et des discriminations qui étaient jadis réservés aux Juifs, des temps sombres de l’histoire européenne. C’est ce que j’appelle « le paternalisme instrumental », un mélange contradictoire de mépris et d’amour, d’amitié superficielle et d’un désir à peine contenu d’abuser, d’être toujours au-dessus au sens propre comme au sens figuré.

Ce manque de respect « normal » (parce que tu n’es pas chez toi) rappelle vraiment le traitement administré aux Juifs durant la période médiévale. Et certaines réactions individuelles, de groupes ou de personnalité ne peuvent se comprendre que parce le racisme structurel normal opposé hier aux Juifs est aujourd’hui appliqué aux migrants, Roms, Noirs et Arabes. Sur ces groupes faibles, chacun à son petit préjugé et peut impunément les accuser ou les abuser. La tragédie des migrants africains est qu’ils savent que tout est dans ce package des souffrances qu’ils endurent pour gagner des broutilles.

La migration : une vie de colère

La vie du migrant est faite de facettes multiples. Elle est surtout faite d’une immense colère retenue et dont les flots et les torrents emportent le migrant, le noie, le submerge et le tue. En 2005, on a interprété la colère des jeunes français comme une explosion de colère. Ces jeunes réagissaient face à un cas d’injustice et cette réaction fut interprétée comme une colère passagère. Mais la colère qui explose dans le silence benêt des migrants est mille fois plus forte que cela. Les mutineries juvéniles, avec leurs accents incendiaires, ne représentent pas grand-chose face à l’océan de désespérance qui noie les initiatives, les libertés et les droits de leurs parents. Ce n’est pas tant la violation, le piétinement et l’écrasement qui suscitent un océan de colère que la résignation, voire la compréhension impuissante des migrants eux-mêmes. Au point d’interpréter la violence envers eux comme normale et la prendre avec philosophie. Parce que, « on aime la France ou on la quitte ». Ce n’est pas ce choix qui est violent, mais le fait que cette formule vient d’une société démocratique, libre, de fraternité, d’égalité, etc. La puissance de la colère des migrants provient en partie de leur rétroaction sur les faits de violence symbolique et physique qu’ils subissent. Dans cette tragédie, cette colère tourne en boucle dans la mémoire migrante et empêche de vivre normalement. Et cela, les gens en face ne le comprendront jamais.

La migration, un moment de gâchis

La migration en Occident est un temps de gâchis. Il faut avoir du « temps à perdre » dans la courte estimation de durée de vie qu’on nous affecte comme Africains et comme migrants. Le temps de la migration est un temps perdu à chercher le temps et on convient par soi-même que celui-ci est trop long. En attendant, le temps passe, l’âge avance, les amis et les parents meurent. On s’exerce souvent à la comptabilité macabre des morts au village, des morts dans le Sahara, et des morts en exil. Quand je vais à Bruxelles chez un ami, on se recueille souvent dans un des cimetières de la place où nous comptons les morts en pensant à la douleur des familles. Et parfois, on est en pleurs et en transe, où on se demande : qu’est-ce qu’on est venu chercher dans ces pays ? Et je lui dis souvent que « cette affaire » (l’immigration) est comparable à un accident de la circulation et le retour au pays à une sortie d’hôpital après une longue maladie. On sort rarement indemne, on peut y laisser la vie et chacun de nous porte une commotion ou une tumeur.

Cette image d’accident de circulation me plait beaucoup même si elle n’est qu’image. Sortir de la migration, c’est en vérité échapper à un accident. On refait toujours une visite médicale complète pour compter les pertes et les restes. Ce moment de gâchis est inavouable par le migrant. L’avouer c’est perdre la face. La migration représente paradoxalement « le tombeau de nos espérances » et la fin du projet migratoire. On a pensé le projet migratoire sans avoir mesuré l’implication et la signification du déclassement indépassable qu’il contient. Les dés sont tous pipés dans le pays de l’immigration, on s’en rend compte tardivement et parfois jamais. Notre géographie migratoire est celle de l’espérance, d’un chemin ouvert avant de découvrir toutes les impasses. C’est pour cette raison, que la France possède le taux le plus élevé de vigiles africains titulaires d’un doctorat. Ce gâchis est énorme pour le continent mais aussi pour les individus. Il faut cesser de croire que le « vigile l’a voulu ». Ce déclassement fondamental a détruit des rêves et des vies entières.

Des broutilles et des embrouilles

L’immigration est une chance. C’est vrai mais, restent à déterminer les pertes et les profits. Les projets migratoires sont des projets de vie ou de mort : ils exigent, pour être effectifs, qu’une partie du migrant « disparaisse ». La migration comme absence est déjà une « demi-mort » et quand vient l’heure du bilan financier et matériel de la migration, je conclus qu’il n’y a qu’embrouilles et broutilles. Embrouilles parce que le migrant est en brouille permanente avec les siens pour cause d’argent ou réalisations pas faites ou mal faites ; la migration est un fort moment de management des embrouilles avec ses parents, ses amis, ses frères et compatriotes laissés au pays. Car, même si le migrant n’a rien réussi, son village l’érige en chanceux et prodige. Le village, en notre absence, s’est globalisé et réclame à l’immigré le dernier cri de la technologie en même temps qu’un sac de riz. Les embrouilles s’enchaînent. L’embrouille ne s’arrête pas là.

L’argent qu’il envoie péniblement peut servir à l’achat d’un bien superflu qu’il ne se payera jamais en immigration. Les embrouilles s’enchaînent. Si la téléphonie mobile et Internet ont facilité la vie des citoyens restés en Afrique, ils ont multiplié la pression sur les migrants qu’on peut désormais joindre instantanément, pour poser une demande, une récrimination et donc une embrouille. De sorte que les véritables bénéfices de la migration ne sont que des broutilles d’autant que le migrant y a sacrifié « sa vie », ses plaisirs, ses désirs, ses amours, sa famille, son histoire personnelle et ses ambitions. Et tout cela pour presque rien : il n’a pas changé le monde. Il n’a même pas changé son village.

Conclusion : le retour comme thérapie, délivrance et « décroissance »

Le retour devient une thérapie et une « décroissance ». J’ai la sensation étrange de sortir d’un cauchemar, d’un hôpital psychiatrique, ou même d’un centre de soins intensifs. Les amis qui me revoient me félicitent d’avoir échappé aux souffrances de la migration. C’est une délivrance comparable à la sortie d’un hôpital. Les « Barkas » (louanges) au Niger sont réservées aux rescapés de drames, autres crashes et tsunami. Chez moi, « se revoir après une longue séparation est une richesse ». Le retour est donc un enrichissement et une chance de revenir à la vie normale, de retour à « soi-même ». Tout d’un coup, je ne suis plus migrant, immigré, ethnique, banlieusard et sauvage. Je redeviens enfin moi-même, tel que j’étais.

Enfin, presque. Tout d’un coup, je redeviens aussi mon parcours migratoire car c’est aussi dans ce que j’ai acquis en migration que je puise les ressources pour écrire, créer ou résister. Preuve aussi que la migration est une ressource. Les réseaux professionnels avec lesquels j’interagis aujourd’hui sont ceux que j’ai construit dans mon cheminement migratoire. Et cela est plus important que l’argent qui n’a jamais été mon projet. Le retour revient à une vie simple, anonyme. Je m’adonne à des choses auxquelles je me suis censuré là-bas et que je m’autorise ici, ou aussi celles que j’ai découvertes là-bas. Les deux vies ne s’opposent pas même si je parle de tragédies. La force que j’ai, plus que certains restés au pays, c’est cette « niaque du migrant » qui me fait travailler comme si je n’avais jamais quitté l’Europe. C’est une véritable ressource pour soulever les montagnes et reverdir les déserts.

Echapper à la tragédie migratoire, permet de devenir plus fort, plus vigilent, plus ferme, plus exigent et plus rigoureux dans la vie quotidienne. La sortie de la tragédie permet de refaire la vie et le monde et cette dimension m’exalte. Je redeviens un homme normal avec des envies, des sensations, des imaginations, des désirs tout simplement. Je rêve aussi. Je profite du soleil, échange avec des hommes et des femmes et redécouvre la nature splendide de mon pays. Je reprends ainsi le contrôle de ma vie avec la certitude qu’après mon tour du monde, que mon pays est peut-être le plus beau pays de la terre.

Souley Hassane

Source:Togocity

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