Paul Kagame
Le tyran ne se maintient durablement au pouvoir par la seule force. Il ne dure qu’autant qu’il bénéficie du « soutien » massif du peuple qu’il domine. Ce qui fait la force de Kagame c’est la faiblesse de ceux qu’il asservit quelles que soient les différentes manières de déchiffrer cette faiblesse.
La simple observation des faits permet de dire que cette faiblesse est de nature morale car sur le plan physique, la force d’un peuple est toujours matériellement bien plus grande que celle de l’oligarchie qui gouverne.
Alors, appelez cette faiblesse comme vous voulez : ignorance, illusion, complicité d’intérêts, aveuglement idéologique, peur de mourir… Peu importe. L’essentiel est de comprendre que le problème politique est un problème intellectuel et moral.
Sans conteste, le régime du FPR présente des signes évidents d’essoufflement. Le reflet le plus marquant révélant cet essoufflement est le départ en exil de plusieurs membres du FPR et de plusieurs militaires de l’APR, ainsi que la naissance d’un mouvement de contestation interne de plus en plus fort.
Curieusement, ceux qui ont tiré le plus d’avantages du système et qui s’y sont en conséquence le plus engagés sont ceux qui se trouvent aujourd’hui à la tête de la contestation et dénoncent vigoureusement le régime.
Des centaines de milliers de Rwandais ont pris conscience, à des degrés divers, de cette contradiction et de cette dérision, y compris au sein même des couches privilégiées.
Kagame et le FPR n’ont pas de réformes à proposer : ils défendent leurs intérêts, rien que leurs propres intérêts et jouent avec le sort du peuple rwandais pour ce qu’ils croient être la meilleure façon de protéger ces intérêts. Aux exigences nées des bouleversements de ces dix-huit dernières années, ils proposent une issue illusoire en promettant le développement économique et la prospérité, une démocratie virtuelle, à travers une constitution taillée sur mesure, à travers le leurre des commissions aux consonances trompeuses comme la Commission Nationale pour l’Unité et la Réconciliation, la Commission Nationale des droits de l’Homme, et à travers des élections réduites à un folklore rituel.
Cela ne doit tromper personne : Hitler a été démocratiquement porté au pouvoir par le peuple allemand dans les formes légales et à la majorité des suffrages. Il est également parvenu à donner au nazisme l’attirail juridique, politique, économique et militaire que l’on sait avant d’entraîner toute l’Allemagne dans ses sinistres projets.
Le régime continue aussi à se réfugier derrière le danger des divisions ethniques et « la menace sécuritaire » des néo-Interahamwe pour justifier ses ambitions hégémoniques et le pillage des richesses du Congo voisin.
Le Rwanda a besoin d’une opposition crédible pour obliger les dirigeants à se remettre en cause et à tenir leurs engagements, mais aussi pour garantir une alternance sans violence. Dans le contexte actuel, ce n’est pas aisé car ceux qui détiennent le pouvoir y sont tellement accrochés qu’ils n’imaginent pas des opposants prenant un jour leur place quand bien même ce serait la volonté des électeurs.
A l’intérieur du pays, la répression et les mécanismes pour assurer l’hégémonie du FPR (limitation des activités politiques, refus d’enregistrer les partis, intimidations, assassinats politiques, etc.) sont d’une extraordinaire efficacité ; personne n’ose lever le petit doigt : les principaux leaders de l’opposition sont actuellement soit en prison, soit en exil, soit au cimetière ; d’autres sont phagocytés par le régime et ceux qui tentent de résister sont réduits à la clandestinité qui les rend inefficaces.
L’emprisonnement des responsables des partis de l’opposition comme Mme INGABIRE Victoire, M. MUSHAYIDI Déo, M. NTAGANDA Bernard… sont à cet effet des signes éloquents de la conception que Kagame se fait de la démocratie. L’oligarchie au pouvoir n’a pas encore compris que la démocratie n’est pas un slogan mais une manière d’être et de vivre.
Qu’est-ce qui empêche alors l’opposition extérieure, la seule à être loin de la répression quotidienne du régime en place, d’être active et de porter le flambeau de la résistance et du renouveau démocratique ?
1° La première erreur fondamentale a longtemps été de penser en termes d’intérêts immédiats, de dividendes, de rapports de force entre les différentes organisations et leurs leaders, et non en termes d’idées, de projet politique.
En conséquence, cette opposition s’est émiettée dans ses expressions politiques. Il prolifère une multitude d’organisations et de mouvements qui aspirent à un changement mais avec lesquels, malgré les efforts d’union, le dialogue est souvent difficile : au nom de divergences sur les perspectives d’avenir, ils refusent en général une concertation d’ensemble et une action commune contre le régime de Kigali.
Aujourd’hui, la situation commence à évoluer, même si beaucoup reste encore à faire. Les partis et mouvements se regroupent bon an mal an : Plate-forme RNC/dissidents des FDU-Inkingi, CNCD, Nouvelle génération, RDI-Rwanda Rwiza/PDP-Imanzi, Monarchistes.
Ce fut un travail de longue haleine et semé de péripéties. Le principal mérite de ces rapprochements est sans doute de détendre l’atmosphère entre les différentes organisations et de dégager un consensus (entre coalisés) sur les causes du mal rwandais et sur les voies et moyens de sortir de la crise. Ils vont permettre aussi à l’opinion, tant nationale qu’internationale, de se retrouver dans cette jungle d’organisations, les unes plus floues que les autres.
Mais malgré cette tentative de restructuration, beaucoup d’autres organisations ou partis ne sont membres d’aucune coalition, certains n’arrivent toujours pas à clarifier leur situation et leur action reste extrêmement limitée.
Celles-ci doivent comprendre que l’unité d’action de l’opposition ne doit plus être un sujet de dissertation philosophique et intellectuelle.
Elle est aujourd’hui un problème concret posé. Il appartient aux différents groupes de l’opposition d’y apporter des réponses. Il est évident que, éclatée en mille pièces détachées, mal organisée, sans stratégies concertées, l’opposition s’interdit elle-même de capitaliser les faiblesses du régime et s’offre comme une proie facile, aucune organisation n’étant capable de résister seule face à la machine infernale du régime de Kigali et de ses soutiens.
2° La deuxième erreur a été de rationaliser son impuissance et d’occulter ses potentialités par la constatation faussement objective de la puissance militaire du régime de Kigali. Ce qui a naturellement conduit à une démission objective de sa part.
Dans ces conditions, comment présenter une alternative réelle, concrète au régime actuel ? Cela n’est possible que par l’unité de l’opposition démocratique. Et cette unité n’est possible, me semble-t-il, qu’à trois conditions :
- Il faut d’abord faire une analyse de la société permettant de dégager les fondements objectifs du regroupement des forces capables de présenter une alternative au pouvoir des militaires et des oligarchies qui se succèdent au pouvoir.
- Il faut ensuite définir clairement les perspectives de l’ordre politique et social que ces forces peuvent construire. L’alternative doit se bâtir sur un socle solide et sur des mécanismes précis capables de permettre de résoudre de façon concrète et durable les aspirations à la paix, au développement économique, social et culturel du peuple rwandais.
Cela exige au départ le dépassement par le haut de leurs multiples contradictions secondaires actuelles.
Oui à l’union mais, pour pouvoir unir efficacement nos efforts au service d’objectifs et de choix stratégiques communs, il nous faut d’abord définir et exposer clairement, à travers un programme politique consensuel et qui rompe avec les pratiques antérieures, les valeurs que nous défendons et le combat que nous entendons mener, fixer des repères et des objectifs pour ce combat et tracer un horizon redonnant à chaque Rwandais l’espérance et l’assurance de vivre mieux qu’aujourd’hui.
La définition des contours de l’alternative que nous voulons présenter au peuple rwandais, les mécanismes que nous comptons mettre en ouvre et la délimitation des voies que nous emprunterons pour porter ce projet sont un préalable incontournable. A cet égard, quiconque prétendrait au monopole de la pensée et de l’action et voudrait imposer sa seule vision avilit et détruit l’espérance du peuple rwandais et condamne à l’impuissance la dynamique engagée.
L’urgence ne doit en aucun cas justifier la précipitation ou servir de prétexte pour escamoter l’essentiel, car nous risquerions d’administrer des tranquillisants au lieu de traiter le mal.
- Il faut enfin définir une stratégie de résistance à laquelle tout le reste doit être subordonné, se doter d’une méthode de résistance adaptée à la situation et rassembler les moyens pour la mettre en œuvre.
Ce sont là les trois étapes essentielles et nul ne saurait les éluder dans la lutte pour une alternative au régime actuel, pour une opposition forte et unie, et pour l’avenir du Rwanda. L’expérience a montré qu’il ne suffit pas de changer les tenants du pouvoir.
L’important est d’arriver à changer le système car jusqu’ici les régimes changent, les « hommes forts » se succèdent, mais le système demeure : dictature, logique d’exclusion et du gain immédiat.
3- La troisième faiblesse de l’opposition reste sa composition. Que de brebis galeuses dans les rangs des contestataires, des militants des droits de l’homme et autres bonnes âmes ! On trouve à cet effet cinq types d’opposants :
- Les barons de l’ancien régime et de leur clientèle qui rêvent d’être rétablis dans leurs « biens ». Ces gens s’agitent parce qu’ils ont peur pour eux-mêmes ; peur de devoir rendre des comptes ;
- Ceux qui militent pour leurs propres personnes en fonction des postes à occuper. Ceux-ci s’agitent dans l’espoir que Kagame les appelle aux affaires ; ils se soucient peu des réformes à opérer. Ce groupe comprend un mélange hétéroclite d’opportunistes qui sont soit d’anciens dignitaires du MRND, soit d’anciens cadres de l’ancienne opposition démocratique, tous convaincus qu’il vaut mieux être du côté du plus fort.
Cela est d’autant plus facile que le pouvoir a la capacité de séduire tous ceux qui n’ont pas de convictions fortes ou qui ont faim. En effet, dans ce pays très pauvre et où la politique constitue le meilleur raccourci pour s’enrichir, le paysage politique évolue essentiellement au gré des besoins financiers des soi-disant opposants. La logique du « tube digestif » ou du « ventre » finit par avoir raison de ces soi-disant « opposants ».
- Ceux qui se font jeter du FPR pour des raisons multiples et variées et qui veulent prendre leur revanche sur Kagame ;
- Des extrémistes avec comme argument politique le délit de faciès.
- Ceux qui veulent un véritable changement de système et qui sont prêts à tous les sacrifices nécessaires pour construire un avenir meilleur aux générations à venir.
Les deux premiers constituent le gros de l’opposition. Les égoïstes étant nombreux, les individus qui font preuve de bon sens et d’abnégation sont mis en minorité. Il y a donc urgence à faire le ménage dans les rangs-même de l’opposition avant de prétendre à une quelconque responsabilité.
L’espoir est cependant en train de renaître : la nécessité de dépasser les intérêts égoïstes et partisans au sein de l’opposition prend forme petit à petit au sein de la plupart des organisations de l’opposition, malgré la faiblesse d’esprit, l’aveuglement et quelques sons de cloches de certains acteurs politiques qui entretiennent la perte de la confiance en soi et le pessimisme.
L’émergence d’une nouvelle génération de responsables y est sans doute pour beaucoup.
Mais, au-delà des bonnes intentions des uns et des autres, la constitution d’un bloc uni et fort de l’opposition sera un pas important vers le sursaut si celle-ci arrive à se doter d’un projet clair, généreux et rassurant pour toutes les composantes de la nation rwandaise, à ouvrir de nouvelles perspectives aux jeunes générations en leur offrant la possibilité de bâtir un nouvel ordre politique et de construire un « nouveau Rwanda » réconcilié et débarrassé des réflexes d’exclusion qui ont jusqu’ici miné notre société et plongé le pays dans une tragédie sans fin.
Par ce projet, l’opposition doit être capable de montrer comment, face au casse-tête de l’ethnisme et du régionalisme qui sont les manifestations visibles du mal rwandais mais n’en sont pas les causes premières, elle va organiser le pouvoir et les institutions pour que la démocratie ne soit pas le règne de la majorité [qui, dans le contexte qui est le nôtre, prête à confusion : ethnique / politique / régionale] ; pour que la minorité (ethnique/politique/régionale) garde tous ses droits d’expression et d’organisation ; pour qu’aucune fraction du peuple, même majoritaire, aucun groupe, aucun individu ne puissent imposer leur loi et leur volonté aux autres ; pour qu’aucun parti, clan, famille, ethnie, région ne puissent confisquer la souveraineté; pour que les magistrats appliquent les mêmes lois et dans le même esprit aux célèbres et aux anonymes, aux riches et aux pauvres, aux Hutu et aux Tutsi, aux Banyenduga et aux Bakiga…
Et pour être sincère, réelle et viable, l’opposition doit être au service d’objectifs et de choix stratégiques communs. Sans message fort en direction du pouvoir en place, sans signes forts en direction des Rwandais à travers un projet qui rassemble, et si l’opposition continue à ne pas oser se montrer audacieuse dans ses propositions et dans ses actions, elle parviendra difficilement à mobiliser le peuple rwandais et risque de faire figure d’une opposition à l’écart du monde réel, une sorte d’opposition imaginaire, une opposition stérile, une opposition pour le propre plaisir d’une poignée d’individus.
La seule façon d’être efficace est, pour tous ceux qui sont victimes de la dictature du régime de Kigali, de former un front du refus, de rendre l’action de ce front plus coordonnée et plus efficiente afin de constituer une alternative crédible.
C’est ensemble que l’opposition viendra à bout des difficultés et des limites de l’action des organisations respectives.
Toutes les organisations ont donc le devoir de se ressaisir et de mesurer leurs responsabilités à l’aune de la crise politique, institutionnelle, sociale et économique sans précédent que traverse notre pays et qui n’offre aucune perspective d’avenir au peuple rwandais.
Et c’est au prix d’une véritable transformation des habitudes que l’action collective sera possible. Mais c’est surtout au prix du sacrifice que toute action politique pourra aboutir : rupture avec les motivations égoïstes qui ont conduit certains individus à s’engager en politique, rupture avec les pratiques antérieures, pour ne considérer que l’intérêt général.
Sans quoi, l’union de l’opposition risque de ne pas dépasser le stade d’un simple calcul politicien, de demeurer un vœu sans lendemain.
Goethe disait que « ce n’est pas assez de faire des pas qui doivent un jour conduire au but, chaque pas doit être lui-même un but en même temps qu’il nous porte en avant. »
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Médiateur-Umuhuza
Eugène NDAHAYO
Président a.i
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