Daniel Salvatore Schiffer - Mardi 2 Août 2011
Bernard-Henri Lévy s'est montré très actif dans le dossier Libyen en se rendant plusieurs fois sur place et en médiatisant ses déplacements. Une énième mise en valeur de sa personne au détriment du fond, déplore le philosophe Daniel Salvatore Schiffer.
Il est, aujourd’hui, un paradoxe difficilement concevable pour un philosophe épris de rigueur conceptuelle : c’est que notre monde, qui ne s’est jamais révélé aussi complexe qu’en cette époque contemporaine, se voit de plus en plus analysé à partir de catégories intellectuelles toujours plus simples, sinon simplistes et, donc, exagérément simplificatrices au regard du réel. Le résultat ? Désastreux, non seulement pour la juste compréhension des choses, mais pour l’intelligence elle-même !
Ce danger, Edgar Morin, le plus influent de nos sociologues vivants, l’avait pourtant déjà implicitement pointé du doigt dans ce qui constitue le cœur de sa réflexion, centrée sur ce qu’il nomme « la méthode », de ces dernières années : « Les volumes de ‘La Méthode’ (…) développent, dans leur cheminement, les principes d’une connaissance complexe et essaient de montrer que celle-ci est désormais vitale pour chacun et pour tous », observait-il dans le dernier, significativement intitulé « Ethique », de ces six tomes. Quant à cette intrinsèque complexité de notre modernité, c’est un autre de nos plus grands penseurs, Michel Serres, qui, quelques années auparavant encore, l’avait mise, le premier, en exergue, ainsi que le montre son œuvre majeure : « Hermès », série de cinq ouvrages dont le projet scientifique était, comme le spécifiait l’introduction du deuxième de ces livres (intitulé « L’interférence »), de « rendre compte de la complexité, peut-être de l’intelligence ».
Mais voilà : ceux que l’on appelait autrefois les « nouveaux philosophes » sont, entre temps, passés par là, dotés précisément de leurs idées simplificatrices mais néanmoins nantis d’un art consommé de l’appareil médiatique, pour reléguer ces importants penseurs au rang, du moins pour le grand public, de seconds couteaux philosophiques.
Une tragédie, certes, pour la réputation, aux quatre coins de la planète, de la philosophie française, pourtant riche, dans le dernier quart du XXe siècle, d’un Michel Foucault ou d’un Jacques Derrida, d’un Gilles Deleuze ou d’un Jean-François Lyotard, d’un Louis Althusser ou d’un Guy Debord, d’un Emmanuel Levinas ou d’un René Girard, d’un Régis Debray ou d’un Alain Badiou !
Cette outrancière simplification de la pensée, néfaste pour la compréhension du monde lui-même, c’est cet esprit particulièrement aiguisé que fut Deleuze qui, on le sait, la fustigea, en un article resté célèbre chez les spécialistes mais malheureusement demeuré sans effet auprès des médias, avec le plus de netteté : « Je crois que leur pensée est nulle. (…). D’abord ils procèdent par gros concepts, aussi gros que des dents creuses. (…). Ils peuvent faire ainsi des mélanges grotesques, des dualismes sommaires (…). En même temps, plus le contenu de pensée est faible, plus le penseur prend d’importance, plus le sujet d’énonciation se donne de l’importance par rapport aux énoncés vides (…). », dénonçait-il dès l’apparition sur la scène publique, en 1977, d’un certain Bernard-Henri Lévy.
Car c’est lui, bien plus encore que son compère André Glucksmann, que Deleuze, avec qui j’eus alors l’occasion de m’entretenir lorsque je suivais, à l’Université de Vincennes, son séminaire sur Nietzsche, visait en effet là !
Et de fait, par-delà même son manichéisme caractérisé tout autant que son dogmatisme invétéré, où les guerres mêmes se voient systématiquement interprétées, à l’instar du très caricatural George W. Bush hier, en fonction d’une logique essentiellement binaire (les criminels serbes et les martyrs bosniaques ou kosovares ; les fascistes russes et les progressistes tchétchènes ou géorgiens ; les démocrates israéliens et les terroristes palestiniens…), n’est-ce pas à cette constante mise en valeur de sa propre personne, bien plus encore que la cause qu’il prétend défendre, que Bernard-Henri Lévy s’adonne, affublé là d’un narcissisme dont il ne soupçonne même pas l’indécence face aux morts qui l’entourent, dans ses derniers reportages sur l’actuel et sanglant conflit libyen ?
Car c’est bien là, en effet, ce que, depuis ce 27 juillet, donne à voir, avec aux commandes une certaine Liliane Lazar, fan inconditionnelle de BHL, son site, tout entier voué à ses divers exploits, baptisé « Des raisons dans l’Histoire » : une série de photos, prises par Marc Roussel et en partie parues dans l’édition du « Journal du Dimanche » du 24 juillet dernier, censées illustrer, s’enorgueillit ladite groupie avec un enthousiasme défiant tout sens du respect pour les victimes invisibles, « le quatrième voyage de BHL en Libye ».
Bref, l’horreur de la guerre réduite à un album photos que l’on feuilletterait nonchalamment, le regard éperdu d’admiration face aux poses de BHL devant des carcasses de tanks calcinés, sur un écran d’ordinateur : l’intelligentsia germanopratine a rarement fait mieux, y compris en ses pires heures staliniennes, en matière de culte de la personnalité ! Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’un de ses maîtres à penser, Benny Lévy, est aussi celui-là même qui fonda naguère, sous le pseudonyme de Pierre Victor, la très militante, mais très fanatique surtout, « Gauche prolétarienne », dont on sait ce qu’elle devait, n’en déplaise à l’auteur de « La barbarie à visage humain », à la barbarie maoïste…
Bien plus : s’il est vrai que Kadhafi est bien ce tyran psychopathe que l’OTAN cherche à éliminer depuis le 19 mars dernier, date à laquelle le conseil de sécurité de l’ONU autorisa, à travers la résolution 1973, le bombardement de son dispositif politico-militaire, rien ne nous dit, en revanche, que les membres du Conseil National de Représentation, dont certains flirtèrent un temps avec Al Qaida, soient effectivement ces démocrates haut dessus de tout soupçon que BHL, toujours aussi manichéen, s’évertue, pour justifier cet engagement tous azimuts, à vouloir nous faire gober !
Entendons-nous : certes Bernard-Henri Lévy, qui est suffisamment riche et célèbre à Paris, n’a-t-il pas besoin de ce genre d’incursion, non loin des périlleuses lignes de front, dans le Djebel Nafusa, région située au sud-ouest de Tripoli, pour augmenter sa cote de popularité en France ; aussi, l’honnêteté m’oblige-t-elle, en la circonstance, à reconnaître que c’est là tout à son honneur, j’en conviens, d’aller y risquer ainsi sa vie pour quelques colonnes, fussent-elles « infernales » comme le titrait un chroniqueur à propos de celui qu’il qualifiait là de « philosophe proconsul de Cyrénaïque (capitale Benghazi) », dans la presse. Mais enfin : de là à profiter de ce genre de drame humain pour se mettre d’abord lui-même en scène, comme si l’Histoire se devait d’en passer inévitablement par lui pour s’écrire en majuscules, il y a un pas, énorme, à franchir !
C’est précisément cette ligne rouge - cette marque de la plus élémentaire mais noble des pudeurs - que Bernard-Henri Lévy, dont l’ego hypertrophié s’avère inversement proportionnel à son humilité intellectuelle, ne cesse d’enjamber effrontément, avec un manque de tact à faire pâlir le plus intrépide des paparazzis, tout au long de ces reportages libyens (et autres, par le passé) : lesquels ne font alors que discréditer tout aussi allègrement, tel le plus pervers des effets boomerang, jusqu’à ses écrits tout autant que sa parole ! Davantage : comment un être réputé intelligent et cultivé, que Lévy est sans nul doute, ne s’aperçoit-il donc pas que ses poses télé-objectives et autres postures guerrières finissent, tant elles sont redondantes et emphatiques, par devenir ainsi aux yeux de ses pairs, sans même devoir attendre pour cela le jugement de ses ennemis, autant d’impostures idéologiques ?
Mais, ayant publié il n’y a pas si longtemps une très sévère « Critique de la déraison pure », essai où je stigmatisais cette faillite intellectuelle des « nouveaux philosophes », et ne voulant donc pas paraître par trop hostile au plus médiatique de leurs représentants, je laisserai donc à Michel Field le soin de commenter, en un parfait résumé de la situation, ce travers décidément récurrent, chez Bernard-Henri Lévy, puisque ce texte que Field rédigea alors pour sa rubrique hebdomadaire d’« Info-Matin » - papier qui n’a apparemment rien perdu de son actualité, ni de sa pertinence - date du 3 juin 1994 déjà, à l’époque, donc, de la guerre en Bosnie : « L’utilisation cynique de l’appareil médiatique (…), la caricature de la figure de l’intellectuel et de son engagement. (…). Cette impudeur à se servir d’une guerre pour poser en Malraux, en pastichant son lyrisme épique faute de s’inspirer de son courage physique, ces palinodies devant les objectifs à seule fin de croire, et surtout de faire croire, que l’histoire passe par soi ; cette pathologie du narcissisme sur fond de morts et de décombres… Tout cela soulève le cœur. A l’heure où des patrons sont mis en examen pour détournements de fond, qui mettra en examen (de conscience) certains intellectuels pour détournement de cause ? », s’indignait-il en cette chronique intitulée, très opportunément, Mise en examen (de conscience).
La (dé)raison à ce genre d’exhibitionnisme ? Une utopie qui n’appartient, subjectivement, qu’à Lévy lui-même : obnubilé par le désir fou d’entrer dans l’Histoire, se rêvant perpétuellement en Malraux ou en Gary (à défaut de pouvoir rivaliser avec Sartre ou de se comparer à Camus), il ne cesse, foulant pour cela la philosophie aux pieds, de façonner le Réel, plus encore que de travestir le sens même de cette Histoire, à sa propre et seule (dé)mesure. Les anciens Grecs appelaient cela l’« hybris » : moteur, certes, du génie, mais alibi, aussi, de la vanité, ce péché suprême pour l’intelligence, et donc antichambre, surtout lorsqu’il n’est pas contrôlé, de la déraison… la pire des tares en philosophie !
Mais faudra-t-il véritablement s’étonner de ce genre de dérive, pour choquante qu’elle soit sur le plan moral, lorsque l’on sait que ce même site de BHL ne craint pas de clamer haut et fort, en guise de slogan sur sa page d’accueil, que « l’art de la philosophie ne vaut que s’il est un art de la guerre » ? C’est là, du reste, ce qu’affirme, dans un chapitre portant l’outrecuidant titre de « portrait du philosophe en guérillero et en voyou », le dernier opuscule de Bernard-Henri Lévy : « De la guerre en philosophie », là même où, croyant s’en prendre à l’immense Kant, surgit inopinément, avec une identique arrogance mais à la risée cette fois du monde entier, un certain Botul !
Affligeantes pages, certes. Car, par de-là même leurs consternantes lacunes théoriques, qui fait qu’Yves Charles Zarka ait pu parler récemment de « destitution des intellectuels » et Pascal Boniface d’ « intellectuels faussaires », j’ai toujours pensé, quant à moi, qu’un philosophe digne de ce nom, être pour qui la sagesse s’inscrit au cœur de son essence même ainsi que l’indique son étymologie, avait pour impérieuse vocation, non pas de faire la guerre - ce qui est plutôt le credo des penseurs de droite - mais, au contraire, de chercher à propager indéfiniment, autant que faire se peut, la paix entre les hommes.
Mais j’oubliais : rien d’étonnant à ce que BHL aime tant la guerre lorsque l’on sait que l’un de ses plus anciens et fidèles alliés parisiens, par ailleurs grand patron de presse et propriétaire d’un très puissant groupe éditorial, est aussi le plus important marchand d’armes de l’Hexagone, sinon d’Europe. C’est même très probablement grâce à ces milliers de fusils qui lui avaient été jadis vendus que Kadhafi réprima impunément pendant autant d’années, souvent dans le sang, tout forme de résistance à son despotique règne. Mais, de ce genre de contradiction, BHL, manifestement, ne se soucie guère : « à la guerre comme à la guerre », conclut en effet - c’est là son ultime et édifiante sentence - son très belliqueux « portrait du philosophe en guérilléro et en voyou » !
Daniel Salvatore Schiffer est philosophe, écrivain, auteur de l’essai « Critique de la déraison pure - La faillite intellectuelle des ‘nouveaux philosophes’ et de leurs épigones » (Bourin Editeur).
Ce danger, Edgar Morin, le plus influent de nos sociologues vivants, l’avait pourtant déjà implicitement pointé du doigt dans ce qui constitue le cœur de sa réflexion, centrée sur ce qu’il nomme « la méthode », de ces dernières années : « Les volumes de ‘La Méthode’ (…) développent, dans leur cheminement, les principes d’une connaissance complexe et essaient de montrer que celle-ci est désormais vitale pour chacun et pour tous », observait-il dans le dernier, significativement intitulé « Ethique », de ces six tomes. Quant à cette intrinsèque complexité de notre modernité, c’est un autre de nos plus grands penseurs, Michel Serres, qui, quelques années auparavant encore, l’avait mise, le premier, en exergue, ainsi que le montre son œuvre majeure : « Hermès », série de cinq ouvrages dont le projet scientifique était, comme le spécifiait l’introduction du deuxième de ces livres (intitulé « L’interférence »), de « rendre compte de la complexité, peut-être de l’intelligence ».
Mais voilà : ceux que l’on appelait autrefois les « nouveaux philosophes » sont, entre temps, passés par là, dotés précisément de leurs idées simplificatrices mais néanmoins nantis d’un art consommé de l’appareil médiatique, pour reléguer ces importants penseurs au rang, du moins pour le grand public, de seconds couteaux philosophiques.
Une tragédie, certes, pour la réputation, aux quatre coins de la planète, de la philosophie française, pourtant riche, dans le dernier quart du XXe siècle, d’un Michel Foucault ou d’un Jacques Derrida, d’un Gilles Deleuze ou d’un Jean-François Lyotard, d’un Louis Althusser ou d’un Guy Debord, d’un Emmanuel Levinas ou d’un René Girard, d’un Régis Debray ou d’un Alain Badiou !
Cette outrancière simplification de la pensée, néfaste pour la compréhension du monde lui-même, c’est cet esprit particulièrement aiguisé que fut Deleuze qui, on le sait, la fustigea, en un article resté célèbre chez les spécialistes mais malheureusement demeuré sans effet auprès des médias, avec le plus de netteté : « Je crois que leur pensée est nulle. (…). D’abord ils procèdent par gros concepts, aussi gros que des dents creuses. (…). Ils peuvent faire ainsi des mélanges grotesques, des dualismes sommaires (…). En même temps, plus le contenu de pensée est faible, plus le penseur prend d’importance, plus le sujet d’énonciation se donne de l’importance par rapport aux énoncés vides (…). », dénonçait-il dès l’apparition sur la scène publique, en 1977, d’un certain Bernard-Henri Lévy.
Car c’est lui, bien plus encore que son compère André Glucksmann, que Deleuze, avec qui j’eus alors l’occasion de m’entretenir lorsque je suivais, à l’Université de Vincennes, son séminaire sur Nietzsche, visait en effet là !
Et de fait, par-delà même son manichéisme caractérisé tout autant que son dogmatisme invétéré, où les guerres mêmes se voient systématiquement interprétées, à l’instar du très caricatural George W. Bush hier, en fonction d’une logique essentiellement binaire (les criminels serbes et les martyrs bosniaques ou kosovares ; les fascistes russes et les progressistes tchétchènes ou géorgiens ; les démocrates israéliens et les terroristes palestiniens…), n’est-ce pas à cette constante mise en valeur de sa propre personne, bien plus encore que la cause qu’il prétend défendre, que Bernard-Henri Lévy s’adonne, affublé là d’un narcissisme dont il ne soupçonne même pas l’indécence face aux morts qui l’entourent, dans ses derniers reportages sur l’actuel et sanglant conflit libyen ?
Car c’est bien là, en effet, ce que, depuis ce 27 juillet, donne à voir, avec aux commandes une certaine Liliane Lazar, fan inconditionnelle de BHL, son site, tout entier voué à ses divers exploits, baptisé « Des raisons dans l’Histoire » : une série de photos, prises par Marc Roussel et en partie parues dans l’édition du « Journal du Dimanche » du 24 juillet dernier, censées illustrer, s’enorgueillit ladite groupie avec un enthousiasme défiant tout sens du respect pour les victimes invisibles, « le quatrième voyage de BHL en Libye ».
Bref, l’horreur de la guerre réduite à un album photos que l’on feuilletterait nonchalamment, le regard éperdu d’admiration face aux poses de BHL devant des carcasses de tanks calcinés, sur un écran d’ordinateur : l’intelligentsia germanopratine a rarement fait mieux, y compris en ses pires heures staliniennes, en matière de culte de la personnalité ! Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’un de ses maîtres à penser, Benny Lévy, est aussi celui-là même qui fonda naguère, sous le pseudonyme de Pierre Victor, la très militante, mais très fanatique surtout, « Gauche prolétarienne », dont on sait ce qu’elle devait, n’en déplaise à l’auteur de « La barbarie à visage humain », à la barbarie maoïste…
Bien plus : s’il est vrai que Kadhafi est bien ce tyran psychopathe que l’OTAN cherche à éliminer depuis le 19 mars dernier, date à laquelle le conseil de sécurité de l’ONU autorisa, à travers la résolution 1973, le bombardement de son dispositif politico-militaire, rien ne nous dit, en revanche, que les membres du Conseil National de Représentation, dont certains flirtèrent un temps avec Al Qaida, soient effectivement ces démocrates haut dessus de tout soupçon que BHL, toujours aussi manichéen, s’évertue, pour justifier cet engagement tous azimuts, à vouloir nous faire gober !
Entendons-nous : certes Bernard-Henri Lévy, qui est suffisamment riche et célèbre à Paris, n’a-t-il pas besoin de ce genre d’incursion, non loin des périlleuses lignes de front, dans le Djebel Nafusa, région située au sud-ouest de Tripoli, pour augmenter sa cote de popularité en France ; aussi, l’honnêteté m’oblige-t-elle, en la circonstance, à reconnaître que c’est là tout à son honneur, j’en conviens, d’aller y risquer ainsi sa vie pour quelques colonnes, fussent-elles « infernales » comme le titrait un chroniqueur à propos de celui qu’il qualifiait là de « philosophe proconsul de Cyrénaïque (capitale Benghazi) », dans la presse. Mais enfin : de là à profiter de ce genre de drame humain pour se mettre d’abord lui-même en scène, comme si l’Histoire se devait d’en passer inévitablement par lui pour s’écrire en majuscules, il y a un pas, énorme, à franchir !
C’est précisément cette ligne rouge - cette marque de la plus élémentaire mais noble des pudeurs - que Bernard-Henri Lévy, dont l’ego hypertrophié s’avère inversement proportionnel à son humilité intellectuelle, ne cesse d’enjamber effrontément, avec un manque de tact à faire pâlir le plus intrépide des paparazzis, tout au long de ces reportages libyens (et autres, par le passé) : lesquels ne font alors que discréditer tout aussi allègrement, tel le plus pervers des effets boomerang, jusqu’à ses écrits tout autant que sa parole ! Davantage : comment un être réputé intelligent et cultivé, que Lévy est sans nul doute, ne s’aperçoit-il donc pas que ses poses télé-objectives et autres postures guerrières finissent, tant elles sont redondantes et emphatiques, par devenir ainsi aux yeux de ses pairs, sans même devoir attendre pour cela le jugement de ses ennemis, autant d’impostures idéologiques ?
Mais, ayant publié il n’y a pas si longtemps une très sévère « Critique de la déraison pure », essai où je stigmatisais cette faillite intellectuelle des « nouveaux philosophes », et ne voulant donc pas paraître par trop hostile au plus médiatique de leurs représentants, je laisserai donc à Michel Field le soin de commenter, en un parfait résumé de la situation, ce travers décidément récurrent, chez Bernard-Henri Lévy, puisque ce texte que Field rédigea alors pour sa rubrique hebdomadaire d’« Info-Matin » - papier qui n’a apparemment rien perdu de son actualité, ni de sa pertinence - date du 3 juin 1994 déjà, à l’époque, donc, de la guerre en Bosnie : « L’utilisation cynique de l’appareil médiatique (…), la caricature de la figure de l’intellectuel et de son engagement. (…). Cette impudeur à se servir d’une guerre pour poser en Malraux, en pastichant son lyrisme épique faute de s’inspirer de son courage physique, ces palinodies devant les objectifs à seule fin de croire, et surtout de faire croire, que l’histoire passe par soi ; cette pathologie du narcissisme sur fond de morts et de décombres… Tout cela soulève le cœur. A l’heure où des patrons sont mis en examen pour détournements de fond, qui mettra en examen (de conscience) certains intellectuels pour détournement de cause ? », s’indignait-il en cette chronique intitulée, très opportunément, Mise en examen (de conscience).
La (dé)raison à ce genre d’exhibitionnisme ? Une utopie qui n’appartient, subjectivement, qu’à Lévy lui-même : obnubilé par le désir fou d’entrer dans l’Histoire, se rêvant perpétuellement en Malraux ou en Gary (à défaut de pouvoir rivaliser avec Sartre ou de se comparer à Camus), il ne cesse, foulant pour cela la philosophie aux pieds, de façonner le Réel, plus encore que de travestir le sens même de cette Histoire, à sa propre et seule (dé)mesure. Les anciens Grecs appelaient cela l’« hybris » : moteur, certes, du génie, mais alibi, aussi, de la vanité, ce péché suprême pour l’intelligence, et donc antichambre, surtout lorsqu’il n’est pas contrôlé, de la déraison… la pire des tares en philosophie !
Mais faudra-t-il véritablement s’étonner de ce genre de dérive, pour choquante qu’elle soit sur le plan moral, lorsque l’on sait que ce même site de BHL ne craint pas de clamer haut et fort, en guise de slogan sur sa page d’accueil, que « l’art de la philosophie ne vaut que s’il est un art de la guerre » ? C’est là, du reste, ce qu’affirme, dans un chapitre portant l’outrecuidant titre de « portrait du philosophe en guérillero et en voyou », le dernier opuscule de Bernard-Henri Lévy : « De la guerre en philosophie », là même où, croyant s’en prendre à l’immense Kant, surgit inopinément, avec une identique arrogance mais à la risée cette fois du monde entier, un certain Botul !
Affligeantes pages, certes. Car, par de-là même leurs consternantes lacunes théoriques, qui fait qu’Yves Charles Zarka ait pu parler récemment de « destitution des intellectuels » et Pascal Boniface d’ « intellectuels faussaires », j’ai toujours pensé, quant à moi, qu’un philosophe digne de ce nom, être pour qui la sagesse s’inscrit au cœur de son essence même ainsi que l’indique son étymologie, avait pour impérieuse vocation, non pas de faire la guerre - ce qui est plutôt le credo des penseurs de droite - mais, au contraire, de chercher à propager indéfiniment, autant que faire se peut, la paix entre les hommes.
Mais j’oubliais : rien d’étonnant à ce que BHL aime tant la guerre lorsque l’on sait que l’un de ses plus anciens et fidèles alliés parisiens, par ailleurs grand patron de presse et propriétaire d’un très puissant groupe éditorial, est aussi le plus important marchand d’armes de l’Hexagone, sinon d’Europe. C’est même très probablement grâce à ces milliers de fusils qui lui avaient été jadis vendus que Kadhafi réprima impunément pendant autant d’années, souvent dans le sang, tout forme de résistance à son despotique règne. Mais, de ce genre de contradiction, BHL, manifestement, ne se soucie guère : « à la guerre comme à la guerre », conclut en effet - c’est là son ultime et édifiante sentence - son très belliqueux « portrait du philosophe en guérilléro et en voyou » !
Daniel Salvatore Schiffer est philosophe, écrivain, auteur de l’essai « Critique de la déraison pure - La faillite intellectuelle des ‘nouveaux philosophes’ et de leurs épigones » (Bourin Editeur).
Marianne
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