ICC-02/11-01/11 1/79 24 mai 2012 Original : français N° : ICC-02/11-01/11 Date : 24 mai 2012 LA CHAMBRE PRÉLIMINAIRE I Composée comme suit : Mme la juge Silvia Fernández de Gurmendi, juge président M. le juge Hans-Peter Kaul Mme la juge Christine Van den Wyngaert SITUATION EN CÔTE D’IVOIRE AFFAIRE LE PROCUREUR c. LAURENT GBAGBO Publique avec 15 annexes publiques et 37 annexes confidentielles Requête en incompétence de la Cour Pénale Internationale fondée sur les articles 12 (3), 19 (2), 21 (3), 55 et 59 du Statut de Rome présentée par la défense du Président Gbagbo Origine : Équipe de la Défense du Président Gbagbo Document à notifier, conformément à la norme 31 du Règlement de la Cour, aux destinataires suivants :
Le Bureau du Procureur M. Luis Moreno-Ocampo,
Procureur Mme Fatou Bensouda, Procureur adjoint
Le conseil de la Défense Me Emmanuel Altit Me Agathe Bahi Baroan Me Natacha Fauveau Ivanovic
Les représentants légaux des victimes Les représentants légaux des demandeurs Les victimes non représentées Les demandeurs non représentés (participation/réparation)
Le Bureau du conseil public pour les victimes
Le Bureau du conseil public pour la Défense Les représentants des États GREFFE L’amicus curiae
Le Greffier Mme Silvana Arbia Le Greffier adjoint M. Didier Daniel Preira
La Section d’appui aux conseils L’Unité d’aide aux victimes et aux témoins
La Section de la détention La Section de la participation des victimes et des réparations
Autres A titre liminaire : sur la classification de la requête 1. La présente requête est publique ; certaines des annexes jointes à cette requête sont classées confidentielles, accessibles uniquement aux parties conformément à l’article 23 bis du Statut de Rome.
Concernant le niveau de classification des annexes : - Les annexes 6 et 7 et 23 ont été classées confidentielles en vertu de l’article 23 bis car l’état de santé du Président relève de sa vie privée et est protégé par le secret médical ; - L’annexe 8 – rapport du médecin expert du 31 mars 2011 – a été classée confidentielle et expurgée par décision de la Chambre du 23 mai 20122 ; - Les annexes 4 et 13 ont été classées confidentielles en vertu de l’article 23 bis car la divulgation de la teneur des attestations et du nom de leurs auteurs mettrait gravement en danger ceux-ci.
Il s’agit en effet de questions cruciales portant sur le processus d’appropriation du pouvoir par une faction politique et sur la réalité des menaces pesant sur les Juges et les Avocats ; - Les annexes 5, 9, 10, 11, 12, 25 à 44, 46 à 49 et 52 ont été classées confidentielles en vertu de l’article 23 bis car la révélation du nom des auteurs, des destinataires ou des personnes mentionnées dans ces courriers ou documents judiciaires pourraient les mettre gravement en danger en révélant leur rôle dans la mise en cause des Autorités ivoiriennes.
I. Faits et procédure
2. A l’issu du second tour des élections présidentielles tenu le 28 novembre 2010, le conseil constitutionnel proclamait le 3 décembre 2010 Laurent Gbagbo président de la République de Côte d’ivoire (Cf. annexe1) ; il prêtait serment le 4 décembre 2010 (Cf. annexe 2) et a pris ses fonctions de Président de la République.
3. En janvier 2011, des éléments rebelles armés prenaient le contrôle d’Abobo, un quartier d’Abidjan. A la mi-mars 2011 des colonnes rebelles passaient la ligne de démarcation entre le nord (sous contrôle des forces rebelles depuis le 19 Septembre 2002) et le sud, sous contrôle des autorités légitimes.
L’armée ivoirienne se repliait sans combattre. En quelques jours, les colonnes rebelles appuyées par l’ONUCI et les forces françaises atteignaient Abidjan et entraient dans ses faubourgs le 27 Mars 2011.
4. Le Président Gbagbo se réfugiait à la Résidence Présidentielle, dans le quartier de Cocody, le 25 mars 2011. C’est un homme âgé et déjà fatigué par des mois de crise qui fait face à un siège. Son médecin se trouve à ses côtés et s’assure qu’il prend les médicaments adéquats pour traiter notamment son hypertension.
Le Président est rejoint par de nombreux civils désarmés qui s’installent dans les jardins de la Résidence. A noter que, dans les locaux de la Résidence. A noter que, dans les locaux de la Résidence, se trouvent des familles des fonctionnaires et du personnel. Il y a là notamment une vingtaine enfants.
5. Du 1er au 4 avril 2001, la Résidence est l’objet de bombardements par hélicoptères. Les bombardements reprennent de manière plus intense le 8 avril alors que toute résistance officielle a cessé. D’ailleurs les militaires de l’armée ivoirienne n’opposent plus dans le pays aucune résistance.
6. Le 10 avril 2011 dans la journée, les bombardements de l’artillerie et des hélicoptères redoublent d’intensité. Les habitants de la Résidence comptent de nombreux morts et les blessés sont soignés, dans des conditions très difficiles, dans une infirmerie de fortune organisée à l’intérieur de la Résidence.
7. La situation s’aggrave alors à la Résidence où vivre et médicaments font défaut ; les blessés ne peuvent être soignés dans des conditions décentes, d’autant que, chaque heure qui passe augmente le nombre de victimes.
Les médecins doivent faire à in afflux ininterrompu de blessés, soit victimes des bombardements, soit victimes des francs-tireurs embusqués aux alentours. Le niveau de fatigue et de stress est considérable pour tous ceux qui vivent ces heures dramatiques.
8. Dans la nuit du 10 au 11 avril, les bombardements continuent et les survivants tentent de leur échapper en fuyant de pièce en pièce. Au petit matin, l’assaut est donné par les forces spéciales françaises venues de l’ambassade toute proche, bientôt remplacées par des groupes rebelles, lesquels sont les premiers à pénétrer dans les ruines de la Résidence.
Des hommes sont tués devant le président Gbagbo, d’autres – dont son fils et son médecin – sont battus devant lui. Il est lui-même humilié par les assaillants.
9. Pendant que le Président Gbagbo est emmené à l’hôtel du Golf, quartier général des rebelles, les exécutions de ses partisans faits prisonniers se poursuivent. A l’hôtel du Golf, le Président Gbagbo fait l’objet de menaces et est soumis à des pressions
10. Le 13 avril 2011, après accord des responsables français et onusiens, le Président Gbagbo, est transféré dans le nord du pays, à Korhogo. Il y sera gardé par un chef militaire rebelle, le commandant Martin kouakou Fofié. Ce dernier fait l’objet de sanctions du conseil de sécurité des Nations unies pour violations des droits de l’homme et notamment des arrestations arbitraires et des exécutions extrajudiciaires, des sévices sexuels sur les femmes, l’imposition de travail forcé et le recrutement d’enfants soldats.
le commandant Martin kouakou Fofié
11. L’arrestation brutale du Président Gbagbo, sa détention à l’hôtel du Golf et son transfert à Korhogo sont illégaux : aucune procédure n’a été ouverte le concernant, aucun mandat d’arrêt n’a été émis, aucune charge n’a été portée contre lui par un juge ou une quelconque autorité.
12. C’est un homme traumatisé et fatigué qui est enfermé dans une maison appartenant à l’un des proches de Guillaume Soro. Il n’en sortira plus qu’à quelques reprises pendant huit mois. Ses geôliers maintiendront d’abord la fiction que le Président Gbagbo est détenu à la Résidence Présidentielle de Korohogo où il ne sera transféré que pour quelques heures afin de rencontrer l’ancien Secrétaire Général des Nations unies, Koffi Annan, Desmond Tutu et Mary Robinson en mai 2011 (ces visiteurs illustres prétendront que les conditions de détention du Président étaient bonnes) et le Représentant Spécial pour la Côte d’ivoire du Secrétaire général des Nations Unies, Young Jin Choi, qui lui non plus ne trouvera rien à redire aux conditions de détention du Président Gbagbo. En réalité, à peine les visiteurs partis le Président était raccompagné dans son lieu de détention, sous la garde des hommes du commandant Fofié.
13. Alassane Ouattar fut proclamé Président de la République le 4 mai 2011 par le même conseil constitutionnel (Cf. annexe 3) qui avait proclamé cinq mois auparavant Laurent Gbagbo Président. Certains membres du conseil constitutionnel ont dénoncé les menaces qu’ils avaient alors subies. (Cf. annexe 4).
14. Pendant toute sa détention ; c’est-à-dire jusqu’au 29 novembre 2011, aucun mandat d’arrêt ou titre de détention ne sera jamais émis à l’encontre du Président Gbagbo.
15. L’auraient-ils été qu’ils auraient été illégaux puisque la Constitution et la loi ivoiriennes prévoient une procédure particulière lorsqu’il s’agit de poursuivre un ancien Président de la République (Cf. Infra 2.1.3.2).
16. Le seul acte juridique posé par les autorités ivoiriennes consiste en l’ouverture le 18 août 2011 d’une procédure fondée sur les articles 27, 29, 30, 110, 11, 225, 226, 227, 229, 313, 325, 392, 395, 396 et 397 du code pénal à l’encontre du président Gbagbo ; ces articles visent notamment l’appropriation de numéraire, le détournement de derniers publics, la propagation d’allégations mensongères de nature à ébranler la solidité de la monnaie et le pillage commis en réunion (Cf. annexe 38).
17. Notons que cette procédure a été ouverte au mépris des dispositions constitutionnelles et légales ivoiriennes (Cf. infra 2.1.4.2).
18. Une demande d’annulation de la procédure et de mise en liberté fondée sur la violation des dispositions constitutionnelles et légales ivoiriennes et sur le non-respect des droits de l’intéressé a été déposée le 19 Août 2011 ; elle est toujours pendante (Cf. annexe 5).
19. Même après le 18 Août 2011, à aucun moment, un quelconque titre justifiant la détention du Président Gbagbo ne sera émis par une quelconque autorité ivoirienne, judiciaire ou administrative.
20. Au cours de cette détention arbitraire, le Président Gbagbo fut victime quotidiennement de mauvais traitements et d’actes de torture.
21. Enfermé dans une chambre de trois mètres sur trois mètres, sans pouvoir faire le moindre exercice, sans pouvoir même marcher à l’extérieur de la maison, peu nourri et surtout ne disposant pas des médicaments nécessaires au traitement de ses pathologies, le Président Gbagbo s’affaiblit rapidement (Cf. annexes 6 et 7). Au bout de quelques semaines, il est méconnaissable et ne peut plus se déplacer sans aide. Malgré les demandes de son médecin, ses geôliers refusent de le soigner de manière décente et même de le faire examiner dans un environnement hospitalier.
22. A ce régime, ayant pour objectif de l’épuiser physiquement et moralement, s’ajoutent les pressions psychologiques : pendant les huit mois de sa détention il lui est interdit de communiquer avec les membres de sa famille et avec ses Avocats, lesquels ne peuvent lui rendre visite qu’à de très rares reprises et après avoir surmonté de très grandes difficultés (Cf. Infra 2.1.2).
23. L’état de santé se dégrade à tel point que, d’après les quelques rares visiteurs et d’après son médecin – lui aussi enfermé de manière arbitraire – la situation devient, à partir du mois d’octobre 2011, critique.
24. Le médecin expert, mandaté par la défense peu de temps après l’arrivée du Président Gbagbo à la Haye, précise dans un rapport du 31 mars 2012 que les conditions de détention du Président Gbagbo « doivent être considérées comme une forme de mauvais traitement aussi sérieux que des abus physiques et la torture ». Il précise : « L’isolement est habituellement utilisé pour casser les prisonniers » (Cf. annexe 8). Il ajoute que l’état de santé préoccupant du Président Gbagbo résulte d’un traitement de ce qui « doit être regarde comme des mauvais traitements et même comme de la torture ».
25. Le mauvais état de santé actuel du Président Gbagbo résulte d’après lui de ces tortures et révèle typiquement un « syndrome de l’hospitalisation ».
26. Il précise : « Les problèmes médicaux actuels du Président Gbagbo proviennent des conditions inhumaines de sa détention ».
27. Les Autorités politiques et judiciaires ivoiriennes, ainsi que les responsables de l’ONUCI, sont au courant de cet état de fait (Cf. annexes 9 et 10), de même que le Procureur près la Cour Pénale Internationale (ci-après « CPI » ou « la Cour »), dont l’attention est attirée à plusieurs reprises sur l’état de santé préoccupant du Président Gbagbo, notamment les 28 octobre et 13 novembre 2011 par les Avocats du Président qui lui indiquent:
5 Idem.
6 Rapport du médecin expert date du 31 mars 2012, point 5 (i) (annexe 8).
7 Idem, point 7(a).
8 Idem, point 7 (b).
9 Idem, point 8 (a). ICC-02/11-01/11-129 25-05-2012 7/79 EO PT
ICC-02/11-01/11 8/79 24 mai 2012
« Comme vous ne l’ignorez pas, le Président Laurent Gbagbo a été détenu sans mandat du 11 avril 2011 au 18 aout 2011 et ses droits ont été, jusqu’à aujourd’hui, continument violés. Le 18 aout 2011, il a été inculpé pour des crimes économiques qu’il aurait, selon les Autorités ivoiriennes, commis. Cette inculpation ne répond en aucun cas aux critères établis par la loi ivoirienne tant sur le fond que sur la forme.
Par conséquent la détention du Président Gbagbo du 11 avril 2011 à aujourd’hui s’analyse juridiquement en une détention arbitraire. De plus, vous n’êtes pas sans savoir qu’il est a la merci de son geôlier, le commandant Fofie, un chef de guerre contre lequel pèsent un certain nombre de soupçons concernant son comportement avant, pendant et après la crise électorale.
Le commandant Fofie décide arbitrairement des visites que peut recevoir ou pas le Président Gbagbo, y compris de celles de ses Avocats. Le commandant Fofie décide tout aussi arbitrairement des conditions de détention du Président Gbagbo, lequel n’est pas autorisé a sortir de la maison ou il est enfermé.
En effet, contrairement a un traite, qui réunit deux ou plusieurs intentions afin de créer des obligations juridiques, c’est uniquement l’intention d’un Etat qui fait naitre des obligations dans le cas d’une déclaration unilatérale, et cette intention doit faire l’objet d’une attention particulière. Cette importance de l’intention de l’Etat, conséquence naturelle de la dimension consensuelle du droit international, et affirmée par la Cour Internationale de Justice, a fait l’objet de nombreuses applications par différentes institutions internationales. A titre d’exemple, et de façon pertinente pour notre cas d’espèce :
69. Il s’agit donc d’observer la plus grande prudence dans l’interprétation d’une déclaration unilatérale afin de respecter au maximum le consentement de l’Etat. A cet égard, il convient de rappeler que la nature des déclarations unilatérales fait que les règles d’interprétation de la Convention de Vienne ne sont pas directement applicables, et ne peuvent l’être que par analogie lorsqu’elles sont compatibles avec cette nature unilaterale (Competence en matiere de pecheries (Espagne c. Canada) (Fond)
Arret du 4 decembre 1998, C.I.J. Recueil 1998, p. 453, par. 46. Voir aussi Frontiere terrestre et maritime entre le Cameroun et le Nigeria (Cameroun c. Nigeria), exceptions preliminaires, Arret du 11 juin 1998, C.I.J. Recueil
1998, p. 293, par. 30)
Or l’importance accrue de l’intention de l’Etat dans le cadre présent justifie des règles légèrement différentes de celles de la Convention de Vienne.
70. A ce titre, la defense porte a l.attention de la Chambre preliminaire les Principes directeurs applicables aux declarations unilaterales des Etats susceptibles de creer des obligations juridiques adoptes en 2006 par la Commission de Droit International sur la base d.une pratique constante des Etats. La defense invite la Chambre a les prendre en compte en vertu de l.article 21(1) (b) du Statut qui dispose que la Cour applique ¡ì selon qu.il convient, les traites applicables et les principes et regles du droit international, y compris les principes etablis du droit international des conflits armes » (Nous soulignons). Ce document rappelle ainsi des principes qui s.averent pertinent dans l.interpretation de la declaration du 18 avril 2003. Parmi ceux-ci on peut evoquer les principes 3 et 7 selon lesquels :
Principe 3. Pour determiner les effets juridiques de telles declarations, il convient de tenir compte de leur contenu, de toutes les circonstances de fait dans lesquelles elles sont intervenues et des reactions qu’elles ont suscitees;
Principe 7. Une declaration unilaterale n.entraine d.obligations pour l.Etat qui l.a formulee que si elle a un objet clair et precis. En cas de doute sur la portee des engagements resultant d’une telle declaration, ceux-ci doivent etre interpretes restrictivement.
Pour interpreter le contenu des engagements en question, il est tenu compte en priorite du texte de la declaration ainsi que du contexte et des circonstances dans lesquelles elle a été formulée (Commission de Droit International, Principes directeurs applicables aux declarations unilaterales des Etats susceptibles de creer des obligations juridiques, adoptes en 2006, Annuaire de la Commission du droit international, 2006, vol. II(2), p. 387, (nous soulignons). ICC-02/11-01/11-129 25-05-2012 17/79 EO PT ICC-02/11-01/11 18/79 24 mai 2012 c’est l’interpretation la plus restrictive qui doit primer).
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