jeudi 9 juin 2011

Pourquoi Kadhafi est-il si difficile à détrôner?

La guerre en Libye s’éternise, et les États-Unis doivent faire face à une situation fâcheuse qui leur est familière: pourquoi, malgré une supériorité militaire absolue, ont-ils tant de mal à utiliser la force pour bousculer des dictateurs bien plus faibles qu’eux?

Un camp de réfugiés libyens construit par l'armée tunisienne à Shousha, le 2 juin 2011. REUTERS/Youssef B

Ce problème n’est pas nouveau. Dans les années 1990, les États-Unis et ses alliés ont eu bien plus de difficulté que prévu à convaincre le président irakien Saddam Hussein d’arrêter de réprimer les groupes d’opposants et d’ouvrir ses installations d’armement aux inspecteurs, à protéger les civils en Bosnie, à forcer les seigneurs de guerre somaliens à arrêter de piller les réserves des organisations humanitaires et à obliger le président serbe Slobodan Milošević à mettre un terme à sa violente campagne d’épuration ethnique au Kosovo.
Il y a dix ans, nous avions écrit un livre pour nous pencher sur ce mystère. La réponse qui vient le plus directement à l’esprit est que les États-Unis et leurs alliés ont bien plus souvent les mains liées par des contraintes politiques que leurs adversaires, ce qui compense les avantages procurés par la puissance militaire. Ces leçons, douloureusement apprises, s’appliquent plus que jamais en Libye aujourd’hui et contribuent à expliquer que le dirigeant libyen Mouammar Kadhafi ne bronche pas face aux forces militaires les plus sophistiquées du monde —et ce, en dépit d’un isolement international quasi total.
Les forces de l’Otan et leurs alliés rebelles libyens ont remporté quelques succès notables sur Kadhafi. Huit officiers libyens de haut rang, parmi lesquels cinq généraux, se sont enfuis en Italie cette semaine. Les forces rebelles ont repoussé les troupes de Kadhafi de Misrata le mois dernier, mettant un terme à l’oppressant siège de la ville à la position stratégique. Mais malgré ces avancées, aucun des deux camps ne semble prêt à sortir de l’impasse militaire qui dure depuis des mois dans l’ouest de la Libye.
L’Otan n’est pas en train d’essayer de provoquer une défaite militaire totale de Kadhafi, ce qui demanderait un déploiement de forces bien supérieur, elle essaie en réalité de lui imposer des coûts suffisamment élevés pour que son régime se rende ou s’effondre. Les frappes aériennes qui ciblent le complexe présidentiel à Tripoli, si elles sont ouvertement conçues pour endommager les capacités de commande et de contrôle libyennes, visent aussi à frapper Kadhafi et les personnalités clés du régime.
Dans le même temps, l’aide financière et militaire internationale aux insurgés est destinée à soutenir la révolte intérieure contre son régime. Mais atteindre des dirigeants insaisissables (ou parfois simplement bien à l’abri dans leur bunker) depuis les airs est difficile, et jusqu’à présent, Kadhafi a fait preuve de résilience et de détermination —bien plus que ne s’y attendaient nombre de partisans de l’intervention.
Six raisons inspirées de l’expérience des dernières décennies expliquent les difficultés de l’Otan, et pourquoi la guerre en Libye pourrait encore se traîner un bon bout de temps.

1. Le déséquilibre des enjeux

Dans leur classique sur la diplomatie coercitive, les spécialistes des relations internationales Alexander George et William Simons concluent qu’une stratégie de menaces militaires a plus de chance de réussir «si le camp qui y a recours est plus motivé que ses adversaires par les enjeux de la crise». Pour les États-Unis et l’Otan, il s’agit d’une mission humanitaire, tandis que pour Kadhafi et ses fidèles, c’est une question de vie ou de mort. Quel est le camp le plus motivé?
Tant que l’objectif de l’Otan est le changement de régime —ce qui semble être le cas— toute négociation avec Kadhafi est hors de question. En outre, la requête du procureur de la Cour pénale internationale d’un mandat d’arrêt contre Kadhafi l’accule d’autant plus dans une situation où il ne peut envisager d’autre solution que de se battre pour s’en sortir. Tout cela signifie que le Guide libyen mettra tout ce qu’il a dans cette lutte, ce qui n’est pas le cas des États-Unis et de leurs alliés—et Kadhafi le sait.

2. La résistance aux coups d’État

Étant donné les ravages que l’Otan est en train d’infliger aux forces armées libyennes et les défections de membres parmi les plus haut placés du régime de Kadhafi, les Européens et les Américains caressent peut-être l’espoir que certains membres du cercle d’intimes du dirigeant libyen puissent le renverser. Il ne faut pas trop y compter.
S’il y a une chose que les dictateurs savent très bien faire —ou ils ne resteraient pas dictateurs très longtemps— c’est se protéger des menaces intérieures. Quatre décennies durant, Kadhafi a acheté la loyauté des chefs tribaux et militaires, placé sa famille à des postes à responsabilité, fait jouer les factions rivales les unes contre les autres et mis en place des unités militaires interdépendantes pour s’assurer qu’aucune division ne pourrait parvenir seule à réaliser un coup d’État. Des espions ont infiltré toutes les unités militaires et les cercles gouvernementaux d’élite, et rapporté la moindre rumeur de dissension. Mais surtout, Kadhafi a tué, torturé et emprisonné. Aavec lui, la loyauté trouve sa récompense, tandis que la dissidence est sauvagement punie.
Ironie de la situation, la guerre civile donne aux leaders les plus dissidents (ou opportunistes) un moyen de quitter le régime sans se donner la peine d’organiser un coup d’État: il leur suffit de rejoindre les rebelles. Certes, cela viendra renforcer les rangs de l’opposition, mais ce ne sera pas le coup décisif attendu par Washington. La promesse des rebelles d’amnistier les soldats du régime qui se rendront est une démarche positive pour éprouver leur loyauté à Kadhafi, mais le meilleur moyen de provoquer de nouvelles désertions est de remporter des victoires militaires, qui pour l’instant se font un peu désirer.

3. La gestion de la coalition

Construire et entretenir une coalition, tout comme gagner le soutien du Conseil de sécurité de l’ONU et d’autres groupes internationaux comme la Ligue arabe, est un difficile travail diplomatique et limite généralement le nombre de soldats que la coalition peut utiliser. En contrepartie de leur participation, les membres de la coalition ont voix au chapitre quant à la manière dont sont conduites les opérations, aux cibles visées et à la gestion des forces armées.
Les pays de l’Otan impliqués dans la mission libyenne ne font pas exception. Ils ont tous leur idée sur la manière de gérer Kadhafi. La France et la Grande-Bretagne sont pour l’intensification de l’implication internationale, tandis que la Norvège privilégie la solution politique. D’autres pays, comme la Chine, se contentent d’appeler à protéger les civils sans adhérer à un changement de régime.
Kadhafi a tenté de diviser la coalition de l’Otan ou de provoquer un recul diplomatique pour éviter des mesures plus dures. Le président libyen a par exemple déclaré: «La porte de la paix est ouverte» et accueilli des médiateurs comme le président sud-africain Jacob Zuma. Discours et gestes vides de sens, bien sûr, mais qui ont le potentiel de diviser certains membres de la coalition ou de coincer l’Otan dans un imbroglio de délibérations internes.

4. Les pertes alliées

Les opérations militaires américaines, surtout quand elles sont menées dans des contextes théoriquement humanitaires, sont conduites de manière à minimiser leurs pertes. En 1993, pendant la mission humanitaire en Somalie, 18 soldats américains ont péri lors de l’incident de la «chute du faucon noir» de sinistre mémoire. Alors que des centaines, peut-être même plus de 1.000 Somaliens ont été tués lors du même combat, celui-ci a largement été considéré comme une débâcle qui a accéléré le retrait américain.
Le public américain n’est pas tout entier derrière l’opération en Libye. Un récent sondage montre que 54% des Américains soutiennent l’intervention, tandis que 43% y sont opposés. Étant donné les probabilités que le soutien diminue à mesure que les opérations traînent en longueur, même des pertes limitées risquent de saper l’appui du public et du Congrès. L’administration n’a par conséquent pas très envie d’envoyer des soldats à terre ou d’entamer de nouvelles démarches qui intensifieraient de façon conséquente la pression militaire, tout en prenant le risque d’occasionner de nouvelles pertes.
En outre, les organisateurs de l’Otan sont aussi très sensibles aux dommages collatéraux, car les souffrances subies par les civils sapent le soutien politique et diplomatique dont bénéficient les opérations —surtout dans le cas d’une guerre justifiée par un objectif humanitaire. Or, des dictateurs comme Kadhafi cherchent souvent à exploiter l’aversion internationale aux dommages collatéraux en plaçant des civils à des endroits dangereux pour servir leur propre intérêt politique et diplomatique —sans parler de sauver leur peau.
À Misrata, les forces de Kadhafi ont placé leurs chars et d’autres armes lourdes au milieu des civils pour gêner les tirs de l’Otan. Comme l’a déclaré un officier de l’Organisation:
«Quand des êtres humains sont utilisés comme bouclier, nous n’attaquons pas.»
Le résultat, une fois encore, est la neutralisation de l’avantage militaire de l’Otan.

5. Question de temps

Quand les États-Unis et ses alliés ont modifié l’objectif de l’opération en Libye pour y inclure la destitution de Kadhafi, la dynamique du conflit a elle aussi changé: un match nul —même si le mandat du conseil de sécurité de l’Onu de «protéger les civils» est rempli— signifierait une défaite des alliés. Les États-Unis et ses partenaires doivent sortir de l’impasse; Kadhafi n’a quant à lui besoin que d’y rester.
Les dirigeants de l’Otan calculent qu’ils auront Kadhafi à l’usure et à force de pression, mais lui aussi considère sans doute que le temps joue en sa faveur: s’il peut tenir assez longtemps, les publics américain et européen vont se lasser du conflit.
Comme dans toutes les luttes de volontés, c’est la perception qui fait tout. Si l’on veut que le régime de Kadhafi cède, il ne suffira pas à la coalition de maintenir la pression. Kadhafi doit aussi croire qu’elle va le faire. Il ne suffira pas que ses stratégies échouent à diviser la coalition ou à affaiblir la volonté politique américaine. Il faut encore que Kadhafi croie qu’elles vont échouer.
Quand il a abandonné son programme nucléaire et accepté que des responsables libyens soient jugés pour terrorisme en Occident, il l’a fait parce qu’il était convaincu qu’il n’avait pas le choix s’il voulait que son régime échappe à l’ostracisme. Aujourd’hui que les enjeux sont plus élevés pour Kadhafi, la pression doit donc être encore plus forte.

6. La politique intérieure

Tout comme le président Bill Clinton l’avait fait au début de la crise du Kosovo de 1999, le président Barack Obama a déclaré qu’il n’y aurait pas d’intervention de troupes au sol en Libye. C’est une chose de calculer que les troupes au sol sont inutiles, trop chères ou nécessaires ailleurs, mais pourquoi déclarer tout de go à l’adversaire que certaines options d’intensification de la guerre sont hors de question dès le départ?
Parce que parfois, la politique intérieure nous y oblige. Obama essaie déjà d’extirper les États-Unis d’Irak et d’Afghanistan, il a donc peu intérêt à se laisser entraîner dans les dépenses d’une troisième guerre au sol. Mais cette promesse indique aussi à Kadhafi qu’il y a des limites à l’engagement international, et envoie le signal que les États-Unis sont circonspects et rechignent à trop ouvrir les cordons de la bourse.
Le fait qu’il s’agisse d’une guerre choisie pour les États-Unis signifie que les contraintes politiques intérieures sont plus tendues. Le président George W. Bush n’était que très peu entravé par sa politique nationale quand il a mené les États-Unis à la guerre en Afghanistan en 2001 —presque tous les Américains approuvaient le conflit et les intérêts vitaux des États-Unis étaient évidents.
La situation interne était plus tendue pour l’Irak en 2003, mais les enjeux stratégiques pour les États-Unis étaient perçus comme très élevés, ce qui avait donné une plus grande latitude au président. Et parce que le moins que l’on puisse dire est que les raisons stratégiques d’intervention en Libye sont limitées, le champ d’action d’Obama est bien plus réduit.
Les perceptions jouent un rôle si important que l’une des clés du succès se trouve sur le territoire national. Kadhafi doit croire que les dirigeants de Washington et des capitales alliées paieront le prix qu’il faudra pour le mettre dehors. La coalition doit mettre au point une menace crédible d’escalade des attaques, ce qui veut dire défendre certains choix difficiles et certaines options onéreuses.
Les adversaires américains en Afghanistan, en Irak et ailleurs sont tout à fait conscients des échéances politiques américaines. Les pilonnages plus intensifs de ces derniers jours, ainsi que la décision de la Grande-Bretagne et de la France de déployer des hélicoptères d’attaque en Libye, laissent à penser que l’Otan a choisi de s’orienter dans cette direction. Mais des modifications aussi progressives ne sont cependant pas susceptibles de suffire à persuader les élites du régime à abandonner Kadhafi.
L’administration Obama ferait bien de garder ces six facteurs en tête avant de mettre au point ses prochaines démarches. Le moment est venu pour les États-Unis et leurs alliés de décider s’ils vont en effet payer le prix qui s’impose pour renverser Kadhafi, et si oui, d’élever les enjeux. Le régime de Kadhafi possède des milliards de dollars d’actifs gelés: une partie devrait être mise à la disposition des rebelles, ou, tout au moins, les forces de la coalition devraient leur concéder des prêts en se servant de ces actifs comme collatéraux. Le Conseil de sécurité de l’ONU doit voter une nouvelle résolution permettant de mettre un approvisionnement militaire à la disposition des insurgés.
De telles initiatives leur permettront d’être plus efficaces, enverront aux fidèles de Kadhafi le message que la situation est critique et, au final, contribueront à stabiliser la Libye quand son régime sera enfin tombé.
Daniel Byman, Matthew Waxman
Traduit par Bérengère Viennot

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