vendredi 10 juin 2011

Secrets d'endurance des dictatures arabes

Kamikaze, otage, molle ou de droit divin, chaque dictature joue sa carte. Avec un ennemi commun: le vent de changement du printemps arabe.

Le président Bachar el-Assad annonce des réformes à la télévision syrienne le 16 avril 2011. REUTERS TV

Face à l’effet dominos du printemps arabe, les dictatures de la région ont développé un discours de propagande très agressif basé sur le concept de spécifié locale. «L’Algérie n’est pas la Tunisie», «la Syrie n’est pas l’Egypte», «le Yémen n’est pas la Libye»… Est-ce vrai? Oui: les dictatures arabes sont des dictatures égales par leurs différences. Petite introduction.

Dictature kamikaze: c'est moi ou le chaos

La dictature kamikaze: celle des régimes qui poussent la résistance aux révoltes jusqu’à l’équation du «c’est moi ou le chaos». Un chaos d’abord «islamisé», avec un recours à la criminalisation de l’opposition qualifiée de «groupuscules d’al-Qaïda», de terroristes, de groupes armés manœuvrés par des puissances étrangères. Confrontées à la révolution, ces dictatures choisissent, contre toute évidence rationnelle, de plonger le pays dans le chaos de la guerre civile, de tout perdre pour que l’opposant ne gagne pas, plutôt que de négocier un départ honorable et sécurisé.
C’est le cas de la Libye de Kadhafi ou du Yémen d'Ali Salah. Conscients de leur légitimité de dictatures utilitaires au yeux d’un Occident traumatisé par les attentats du 11 septembre 2001, ces dictateurs jouent la dernière carte de la menace islamiste et de la guerre civile qui peut être propice à al-Qaïda pour «punir» leur peuple. Vu de l'extérieur, on conçoit mal cet irrationalisme tactique: pourquoi un dictateur qui peut quitter le pouvoir avec l’immunité, l’argent et la possibilité de négocier un exil doré choisit la confrontation suicidaire? En fait, il s’agit d’un aspect psychologique de la dictature: le dictateur ne peut pas accepter l’insolence des peuples en révolte. Une relation de féodalité à la propriété du pays, de la terre et des serfs se heurte à une sorte de révolte des gueux impossible à accepter pour le seigneur et sa famille.
Le dictateur kamikaze choisit de punir, de frapper et de mourir plutôt que d’accepter l’humiliation de la défaite. Illustration de cette attitude, le premier discours de menace de Saïf el-Islam, fils de Kadhafi, à l’adresse des révoltés libyens de Benghazi et toute la collection de ses messages corporels avec le doigt menaçant. Le dictateur kamikaze se conçoit comme le Père de la nation, son Libérateur et son gardien: il rêve du martyr comme ultime sacrifice pour un pays qui est le… sien, au sens propre du terme.

Dictature otage... d'elle-même

La dictature otage de… la dictature: c’est le cas typique de la Syrie de Bachar el-Assad. Le fils héritier de son père, le 10 juillet 2000, n’en finit pas d’annoncer ses décisions de réformes, ses décrets d’amnistie et des interdictions d’usage des armes contre les manifestants depuis le début de la Révolution syrienne, mais cela ne change rien: les Syriens continuent de mourir et de se faire massacrer depuis mars, date de leur printemps rouge. Pour les spécialistes de ce pays, il s’agit d’un véritable cas d’école d’une présidence faible prise dans l’engrenage d’un système mafieux fort.
Le pouvoir avait échu à Bachar «par défaut» après la mort accidentelle de son frère Bassel en 1994. Un «scénario» comme dans le film Le Parrain de Francis Ford Coppola: «Rien ne destinait ce fils ophtalmologue au pouvoir, sauf le hasard, comme dans la famille des Corleone», expliquera Khaled Mohand, un journaliste algérien qui a connu les geôles des Moukhabarates syriennes ces derniers mois.
Pris en sandwich entre son cousin Rami Makhlouf, patron des patrons syriens, propriétaire d'un réseau de téléphonie et acteur incontournable pour tous ceux qui veulent faire des affaires dans ce pays, et son frère Maher, patron du 4e régiment «sanguinaire», des clans des sunnites et des polices politiques fortement autonomes, Bachar est piégé. Figure du dictateur qui a la possibilité de «parler» mais pas d’agir, de représenter mais pas d’incarner.

De la dictature molle à la démocratie contrôlée

Exemple de dictature molle, le cas algérien: Président depuis 1999, Abdelaziz Bouteflika incarne au mieux la dictature «molle» avec un Etat sans puissance, éclaté entre plusieurs centres de décision, et un système de rente pétrolière qui permet des clientélisations massives de la population et des classes politiques. Bouteflika est un civil dont la seule force de négociation face aux militaires a été la légitimité internationale dont ont besoin les militaires pour asseoir leur crédibilité et se débarrasser de l’étiquette de putschistes éternels.
En Algérie, le printemps arabe est un exercice quotidien mais en miettes: émeutes, marches, revendications salariales, grèves agitent le pays depuis bien avant la fuite du Tunisien Ben Ali le 14 janvier. L’explosion sociale se fait cependant attendre: la dictature locale n’interdit rien ou si peu, sauf la démocratie et les «marches des oppositions», cède de plus en plus devant des centres de pouvoirs régionaux et tribaux, négocie la survie par la distribution de la rente, interdit l’usage des armes face aux manifestants mais interdit les manifestants du même coup.
«Dégage» ou «Dégagez»? Le dilemme s’est posé aux Algériens le 12 février, date des premières marches anti-système: avec une présidence qui incarne peut le pouvoir et un pouvoir aux mains des «Services», il était difficile d’offrir une cible à la foule des révolutionnaires de la Coordination nationale pour le changement et la démocratie, la CNCD.
La dictature algérienne reste l’auteur de l’invention du siècle: la démocratie contrôlée. Des élections filtrées et truquées à la source par filtrage administratif des candidatures, un multipartisme noyauté par des dizaines de partis factices pour émietter les électeurs, des médias sous pression de la «rente publicitaire» et pas sous pression de la censure directe, un état d’urgence reconduit sous la forme de loi antiterroriste, etc.
La dictature en Algérie n’a pas la force de faire face aux foules des manifestants qui veulent de meilleurs salaires, mais n’a pas la faiblesse de céder devant ceux qui demandent la démocratie. Le système ne peut plus tirer sur les foules, mais peut les acheter.

Dictature monarchique: sans Dieu, pas de salut

Le Maroc et la Jordanie invités à être membres du Conseil économique de coopération des Etats du Golfe (CCG). L’info, mise en boucle le 10 mai 2011, a rappelé l’essentiel: le printemps arabe qui touche les «monarchies» des fausses Républiques arabes fait peur aux monarchies déclarées qui serrent les rangs devant la menace. Pour faire face, deux recettes font mode: d’abord l’entraide militaire (le Bahreïn «sauvé» par le bouclier de l’armée saoudienne), ensuite la solidarité économique avec l’admission de la Jordanie et de la lointaine monarchie alaouite du Maroc au sein du club des riches rois du Golfe et de l’Arabie.
Les dictatures monarchiques construisent leur propagande de défense sur la sacralité de leur mandat éternel: ils sont «élus» par Dieu. Une culture politique religieuse qui remonte aux premiers empires musulmans a fondé la doctrine de l’obéissance critique à l’Emir, au Gouverneur, même s’il est «injuste», par logique de stabilité de Dar El islam (La maison de l’islam), face à Dar El Kofr (le territoire des impies). En février, le grand mufti d'Arabie saoudite, cheikh Abdel Aziz al-Cheikh, s’est empressé de condamner les soulèvements dans les pays arabes. Les révolutions sont désignées comme des «actes de chaos», des manœuvres des ennemis de l’islam et des preuves de tentatives de division de la Oumma, la nation. Les monarchies arabes jouant ainsi une dernière carte de «légitimité religieuse» que leur discutent les djihadistes et que leur coopération antiterroriste a largement décrédibilisée.
Kamel Daoud 
SlateAfrique

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