le 30/08/2012
rose, by f_mafra via Flickr CC.
Les Togolaises ont ressorti une arme fatale pour réclamer le départ du régime en place: la grève du sexe. Mais des questions se posent quant à la réelle efficacité d'une telle stratégie.
Au Ve siècle avant J.-C., une guerre entre les deux cités ennemies, Sparte et Athènes, fait rage en Grèce (la guerre du Péloponèse).
Pour ramener la paix dans sa contrée, une belle Athénienne du nom de Lysistrata invite les femmes grecques à entamer une grève totale du sexe, jusqu'à ce que les hommes cessent le combat.
Cette pièce imaginée par le dramaturge grec Aristophane, il y a 1.500 ans, trouve encore quelques échos dans nos sociétés contemporaines et notamment en Afrique de l'Ouest.
Le 26 août, des femmes du collectif Sauvons le Togo ont appelé «toutes les citoyennes» à observer une semaine d'abstinence sexuelle, afin de contraindre les hommes à se mobiliser pour le report des élections législatives et la démission du président Faure Gnassingbé.
Le corps féminin serait-il devenu un instrument de coercition?
Pour Isabelle Améganvi, avocate et membre du bureau exécutif de l’Alliance nationale pour le changement (ANC, opposition), cela ne fait aucun doute.
«Les femmes utilisent leurs corps comme une arme de lutte car les hommes ont toujours décidé à leur place et usent et abusent de leur corps. Aujourd'hui, le sexe de la femme sert à une noble cause, il est un moyen d'expression.»
En effet, certaines femmes prennent très tôt conscience du pouvoir de leur corps et jouent de leurs attributs auprès des hommes. Elles veulent dès lors se servir des registres sexuels et maternels qu'on leur confère, pour militer.
«Même si ce n'est pas une généralité, les hommes considèrent avoir un pouvoir naturel et utilisent les femmes comme des objets sexuels. La grève du sexe représente un moyen pour les femmes de faire savoir qu'elles peuvent être autre chose, qu'elles peuvent sortir de la sphère domestique pour aller vers le politique», explique Catherine Coquery-Vidrovitch, historienne française, spécialiste de l'Afrique et professeure émérite de l'université Paris-Diderot.
Guerre des sexes
Mais les femmes s'extraient assez difficilement de cette sphère. Elles sont souvent perçues comme des «mères nourricières» et accomplissent des tâches domestiques. Elles sont en charge du foyer, des enfants, de leur mari et doivent surtout assurer la descendance.
D'ailleurs, en analysant l'emploi de la terminologie «grève du sexe», on s'aperçoit, comme le souligne Ophélie Rillon, doctorante en histoire de l'Afrique au Centre d'étude des mondes africains (Cémaf), que le sexe, en tant qu'acte de plaisir et de reproduction est considéré comme un travail féminin et appartient au travail domestique des femmes.
La grève du sexe serait donc un moyen pour ces dernières «d'atteindre l'homme, car l'abstinence met en danger le lignage. Cela le renverrait à son incapacité, à son impuissance, à gouverner le pays», observe Jean-Pierre Dozon, anthropologue et directeur d'études à l'EHESS.
Car, si les hommes détiennent le pouvoir, les femmes sont les premières victimes de la mauvaise gouvernance d'un pays.
«Lorsque les richesses sont accaparées et que le chômage augmente, c'est aux femmes qu'incombent la tâche de s'occuper de leurs enfants et de leur mari qui ne trouvent pas de travail », explique Isabelle Améganvi.
Le sexe semble permettre aux femmes de s'exprimer et de remettre en cause le pouvoir des hommes, mais il a une autre fonction. Il sert aussi d'arme politique pour les militantes.
«Les femmes développent des outils militants sexués en rapport avec la place qu'on leur attribue. Bien souvent, on fait appel aux femmes en tant qu’êtres sexués dans les organisations: en tant que mères, épouses etc.
Aux hommes revient la direction des organisations, les grands discours etc. Ils se mettent en avant et sont arrêtés.
Les femmes sont reléguées dans des tâches subalternes: elles organisent le mouvement à la base, diffusent les mots d’ordre dans les quartiers, nourrissent les militants», analyse Ophélie Rillon, dont la thèse porte sur le genre des luttes sociales et politiques au Mali (1960-2009).
Une division sexuée du militantisme que l'on retrouvait déjà en Guinée, lors de la lutte pour l’indépendance dans les années 1950.
Pour asseoir son pouvoir, le futur président Sékou Touré avait alors exhorté ses sympathisantes à pratiquer le chantage sexuel sur leurs époux pour les obliger à rejoindre le Parti nationaliste (PDG-RDA).
Arme politique
Cette action militante n'est pas la première du genre sur le continent. Ces dix dernières années, les grèves du sexe les plus médiatisées furent sans doute celles du Kenya et du Liberia dont les femmes togolaises se sont inspirées.
En 2009, au Kenya, un collectif de femmes avait décrété une semaine d’abstinence sexuelle pour contraindre les politiques à réformer le pays à la suite d’une grave crise entre le président Mwai Kibaki et son rival Raila Odinga.
Un procédé qui s'était avéré payant, puisque le chef de l’Etat et le chef du gouvernement avaient fini par signer un accord de partage du pouvoir.
Même succès au Liberia, en 2003, où la militante Leymah Gbowee, pour faire avancer les négociations de paix entre l’ancien président Charles Taylor et les différents chefs de guerre, avait appelé à l'abstinence.
Si les grèves du sexe n'ont pas toutes eu des effets concrets, elles ont servi de véritable coup de pub pour l'opposition. Une force de frappe bien comprise par le collectif Sauvons le Togo dont l'appel à l'abstinence a déjà dépassé les frontières.
Depuis dimanche, l'information a été reléguée dans la presse internationale des États-Unis en passant par la Chine.
Droit à la révolte
Même si beaucoup de ces actions se sont déroulées en Afrique, les cas de grèves du sexe ne sont pas l'apanage du continent.
En Colombie et en Belgique, d'autres cas d'appel à l'abstinence ont été relevés. Reste cependant que, au Togo, Kenya et au Liberia, ce type d'actions semble revêtir une envergure nationale et semble vouloir influer sur les destinées du pays.
Un engouement militant qui serait en partie dû à la forte présence de femmes entrepreneures dans ces trois pays. C'est le cas des femmes d'affaires du Togo spécialisées dans la vente de pagne, appelées les Nanas Benz.
Ces «market women» furent les toutes premières à introduire les grosses cylindrées allemandes Mercedes Benz dans le pays.
«La dictature paralysante de l'ancien président togolais Eyadema et le chômage grandissant a contraint ces femmes à devenir des chefs de famille et à être autonomes financièrement. Du fait de leur place, les Nanas Benz ont gagné le droit de s'exprimer et d'avoir une place dans la lutte», souligne Jean-Pierre Dozon.
A cela s'ajouterait, à une échelle sociale moins élevée, l'existence d'une vie collective féminine très forte qui aurait également permis la montée du militantisme.
Pour Catherine Coquery-Vidrovitch, «les associations de femmes appelées “tontines” qui mettent en commun leur épargne en vue de la solution des problèmes particuliers ou collectifs auraient permis aux femmes d'inventer des formes politiques de lutte».
Une entraide que l'on retrouve dans les rituels africains.
«Les rôles des deux sexes sont nettement différenciés dans ces pays. Du coup, la solidarité féminine est très présente, précise Jean-Pierre Dozon.
En Côte d'Ivoire, par exemple, quand une femme meurt en couche, tous les hommes sont chassés du village, car ils sont tenus responsables de cette mort.
Les femmes prennent alors le pouvoir. Ces rituels reconnaissent aux femmes le droit de se révolter.»
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Stéphanie Plasse
Slate Afrique
rose, by f_mafra via Flickr CC.
Les Togolaises ont ressorti une arme fatale pour réclamer le départ du régime en place: la grève du sexe. Mais des questions se posent quant à la réelle efficacité d'une telle stratégie.
Au Ve siècle avant J.-C., une guerre entre les deux cités ennemies, Sparte et Athènes, fait rage en Grèce (la guerre du Péloponèse).
Pour ramener la paix dans sa contrée, une belle Athénienne du nom de Lysistrata invite les femmes grecques à entamer une grève totale du sexe, jusqu'à ce que les hommes cessent le combat.
Cette pièce imaginée par le dramaturge grec Aristophane, il y a 1.500 ans, trouve encore quelques échos dans nos sociétés contemporaines et notamment en Afrique de l'Ouest.
Le 26 août, des femmes du collectif Sauvons le Togo ont appelé «toutes les citoyennes» à observer une semaine d'abstinence sexuelle, afin de contraindre les hommes à se mobiliser pour le report des élections législatives et la démission du président Faure Gnassingbé.
Le corps féminin serait-il devenu un instrument de coercition?
Pour Isabelle Améganvi, avocate et membre du bureau exécutif de l’Alliance nationale pour le changement (ANC, opposition), cela ne fait aucun doute.
«Les femmes utilisent leurs corps comme une arme de lutte car les hommes ont toujours décidé à leur place et usent et abusent de leur corps. Aujourd'hui, le sexe de la femme sert à une noble cause, il est un moyen d'expression.»
En effet, certaines femmes prennent très tôt conscience du pouvoir de leur corps et jouent de leurs attributs auprès des hommes. Elles veulent dès lors se servir des registres sexuels et maternels qu'on leur confère, pour militer.
«Même si ce n'est pas une généralité, les hommes considèrent avoir un pouvoir naturel et utilisent les femmes comme des objets sexuels. La grève du sexe représente un moyen pour les femmes de faire savoir qu'elles peuvent être autre chose, qu'elles peuvent sortir de la sphère domestique pour aller vers le politique», explique Catherine Coquery-Vidrovitch, historienne française, spécialiste de l'Afrique et professeure émérite de l'université Paris-Diderot.
Guerre des sexes
Mais les femmes s'extraient assez difficilement de cette sphère. Elles sont souvent perçues comme des «mères nourricières» et accomplissent des tâches domestiques. Elles sont en charge du foyer, des enfants, de leur mari et doivent surtout assurer la descendance.
D'ailleurs, en analysant l'emploi de la terminologie «grève du sexe», on s'aperçoit, comme le souligne Ophélie Rillon, doctorante en histoire de l'Afrique au Centre d'étude des mondes africains (Cémaf), que le sexe, en tant qu'acte de plaisir et de reproduction est considéré comme un travail féminin et appartient au travail domestique des femmes.
La grève du sexe serait donc un moyen pour ces dernières «d'atteindre l'homme, car l'abstinence met en danger le lignage. Cela le renverrait à son incapacité, à son impuissance, à gouverner le pays», observe Jean-Pierre Dozon, anthropologue et directeur d'études à l'EHESS.
Car, si les hommes détiennent le pouvoir, les femmes sont les premières victimes de la mauvaise gouvernance d'un pays.
«Lorsque les richesses sont accaparées et que le chômage augmente, c'est aux femmes qu'incombent la tâche de s'occuper de leurs enfants et de leur mari qui ne trouvent pas de travail », explique Isabelle Améganvi.
Le sexe semble permettre aux femmes de s'exprimer et de remettre en cause le pouvoir des hommes, mais il a une autre fonction. Il sert aussi d'arme politique pour les militantes.
«Les femmes développent des outils militants sexués en rapport avec la place qu'on leur attribue. Bien souvent, on fait appel aux femmes en tant qu’êtres sexués dans les organisations: en tant que mères, épouses etc.
Aux hommes revient la direction des organisations, les grands discours etc. Ils se mettent en avant et sont arrêtés.
Les femmes sont reléguées dans des tâches subalternes: elles organisent le mouvement à la base, diffusent les mots d’ordre dans les quartiers, nourrissent les militants», analyse Ophélie Rillon, dont la thèse porte sur le genre des luttes sociales et politiques au Mali (1960-2009).
Une division sexuée du militantisme que l'on retrouvait déjà en Guinée, lors de la lutte pour l’indépendance dans les années 1950.
Pour asseoir son pouvoir, le futur président Sékou Touré avait alors exhorté ses sympathisantes à pratiquer le chantage sexuel sur leurs époux pour les obliger à rejoindre le Parti nationaliste (PDG-RDA).
Arme politique
Cette action militante n'est pas la première du genre sur le continent. Ces dix dernières années, les grèves du sexe les plus médiatisées furent sans doute celles du Kenya et du Liberia dont les femmes togolaises se sont inspirées.
En 2009, au Kenya, un collectif de femmes avait décrété une semaine d’abstinence sexuelle pour contraindre les politiques à réformer le pays à la suite d’une grave crise entre le président Mwai Kibaki et son rival Raila Odinga.
Un procédé qui s'était avéré payant, puisque le chef de l’Etat et le chef du gouvernement avaient fini par signer un accord de partage du pouvoir.
Même succès au Liberia, en 2003, où la militante Leymah Gbowee, pour faire avancer les négociations de paix entre l’ancien président Charles Taylor et les différents chefs de guerre, avait appelé à l'abstinence.
Si les grèves du sexe n'ont pas toutes eu des effets concrets, elles ont servi de véritable coup de pub pour l'opposition. Une force de frappe bien comprise par le collectif Sauvons le Togo dont l'appel à l'abstinence a déjà dépassé les frontières.
Depuis dimanche, l'information a été reléguée dans la presse internationale des États-Unis en passant par la Chine.
Droit à la révolte
Même si beaucoup de ces actions se sont déroulées en Afrique, les cas de grèves du sexe ne sont pas l'apanage du continent.
En Colombie et en Belgique, d'autres cas d'appel à l'abstinence ont été relevés. Reste cependant que, au Togo, Kenya et au Liberia, ce type d'actions semble revêtir une envergure nationale et semble vouloir influer sur les destinées du pays.
Un engouement militant qui serait en partie dû à la forte présence de femmes entrepreneures dans ces trois pays. C'est le cas des femmes d'affaires du Togo spécialisées dans la vente de pagne, appelées les Nanas Benz.
Ces «market women» furent les toutes premières à introduire les grosses cylindrées allemandes Mercedes Benz dans le pays.
«La dictature paralysante de l'ancien président togolais Eyadema et le chômage grandissant a contraint ces femmes à devenir des chefs de famille et à être autonomes financièrement. Du fait de leur place, les Nanas Benz ont gagné le droit de s'exprimer et d'avoir une place dans la lutte», souligne Jean-Pierre Dozon.
A cela s'ajouterait, à une échelle sociale moins élevée, l'existence d'une vie collective féminine très forte qui aurait également permis la montée du militantisme.
Pour Catherine Coquery-Vidrovitch, «les associations de femmes appelées “tontines” qui mettent en commun leur épargne en vue de la solution des problèmes particuliers ou collectifs auraient permis aux femmes d'inventer des formes politiques de lutte».
Une entraide que l'on retrouve dans les rituels africains.
«Les rôles des deux sexes sont nettement différenciés dans ces pays. Du coup, la solidarité féminine est très présente, précise Jean-Pierre Dozon.
En Côte d'Ivoire, par exemple, quand une femme meurt en couche, tous les hommes sont chassés du village, car ils sont tenus responsables de cette mort.
Les femmes prennent alors le pouvoir. Ces rituels reconnaissent aux femmes le droit de se révolter.»
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Stéphanie Plasse
Slate Afrique
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