jeudi 31 mars 2011

« Sans Kadhafi, la Libye serait un paradis. Mais la moitié de Tripoli le soutient ! »

Guy Sitbon - Marianne | Mercredi 30 Mars 2011 à 18:01 |

Après avoir réussi à tromper la vigilance des douaniers libyens pour atteindre l'ouest de la Libye, Guy Sitbon a été arrêté par des miliciens à un barrage. Libéré par un commandant de l'armée de Kadhafi qui lui a ordonné de quitter le pays, il narre ces heures critiques où il a rencontré pro et anti-Kadhafi.



Le commandant Mahmoud, de l’armée kadhafienne, engueule comme des poissons pourris les trois miliciens qui me retiennent depuis trois heures dans ce gourbi sur la route de Tripoli. « Vous êtes fous ou quoi ? Vous voulez que je vous fasse fusiller ? Ce Français est un journaliste. Il n’a pas de visa ; c’est entendu, il faut donc le renvoyer immédiatement d’où il vient, à la frontière tunisienne. S’il est arrivé jusqu’ici, ce n’est pas de sa faute. C’est les policiers de la frontière qui sont responsables. Ils vont entendre parler de moi. » Il m’extirpe de la cabane au sol sablonneux où les miliciens du barrage me retenaient, s’excuse de leur mauvaise éducation et me rassure. « Vous prendrez la prochaine voiture vers Ras Jdir. » L’ennui c’est qu’aucun des rares automobilistes ne peut m’embarquer. Ils sont tous pleins à craquer plus une montagne de bagages sur le toit. J’en profite pour le débriefer.

« Vous venez de Tripoli ?
- J’y étais ce matin mais je suis basé à Ez Zawiyah (à une vingtaine de kilomètres d’ici.)
- Ez Zawiha ! Vous n’avez pas dû vous ennuyer avec tous les combats là-bas.
- Mais non, Al Djazira a raconté n’importe quoi. On a eu une petite manifestation. Quelques civils jouaient au soldat. Nous sommes arrivés à trois camions et nous les avons chassés. Rigoureusement rien d’autre. Et les télés arabes en ont fait une grande bataille.
- Et à Zouwarah, (
la bourgade d’à côté que je n’ai pas pu atteindre) comment ça se passe ?
- Tout est à calme. Dieu bénisse, chez nous, rien à signaler.
- Et à Tripoli ?
- La nuit dernière, les Américains ou Sarkozy (
il me décoche un sourire indulgent), ont bombardé comme d’habitude. Rien de spécial. Les rues sont vides, la plupart des magasins sont fermés, la queue devant les boulangeries, les stations essence. Les gens ont peur, on peut les comprendre.
- Comment ça va finir tout ça ?
- Sarkozy finira bien par se lasser quand il verra qu’il ne peut rien contre nous.
- Mais vous avez déjà perdu tout l’Est. Les rebelles se rapprochent de Tripoli.
-
(Il éclate de rire) Sans Sarkozy, les Américains, l’Angleterre et les autres, cette guerre serait déjà terminée. Les rebelles, ça n’existe pas. Des gamins manipulés par El Qaïda. Vous vous alliez à El Qaïda, c’est votre affaire. Mais nous, nous les écraserons comme des fourmis. »

Un 4-4 gris, rutilant, seulement deux passagers à bord, stoppe au barrage. Le commandant Mahmoud l’enjoint de me reconduire à la frontière. Bien obligé, l’automobiliste s’incline et me voici sur le chemin de retour après avoir passé quatre heures en Libye, dont trois encabané.

Voilà trois journées entières que je me morfondais à Ras Jdir à me décarcasser pour m’infiltrer clandestinement en Libye, côté ouest et non côté est comme tous les autres journalistes. Avec moi, une équipe de télévision turque, une chinoise et un jeune couple d’aventuriers allemands en quête d’émotions fortes. Policiers et douaniers libyens ne veulent rien entendre : pas de visa, pas de passage. Les Chinois ont offert une somme rondelette, les Turcs ont fait valoir leur islamité irrécusable (en fait, ils sont mécréants à bouffer du bon dieu), les Allemands leur hostilité aux bombardements de l’OTAN, moi-même, je les amadouais dans mon arabe approximatif, rien n’y a fait. Raides dans leurs uniformes impeccables, les fonctionnaires libyens, dévisagés par les portraits de Kadhafi, ne voulaient rien entendre. La loi, c’est la loi. On se serait crû à la frontière suédoise au lieu de la pagaille prévisible. 

Le troisième jour, mettant à profit le dos tourné d’un officier scrutant un passeport, je franchis la frontière d’un pas, d’un autre et, inaperçu, je chemine une centaine de mètres jusqu’à une voiture prête à démarrer. « Vous allez à Tripoli ? Vous pouvez me prendre ? - Montez, m’offre complaisant le conducteur. » Il embraye. En route pour le reportage de ma vie. 

Jeune ingénieur libyen, mon chauffeur ne me cache rien de tout le bien qu’il faut penser de Kadhafi. J’abonde dans son sens et nous nous engageons dans une compétition plus kadhafiste que moi tu meurs tout en épiant de l’autre œil la route désertique. Quinze kilomètres et nous tombons sur un barrage. Trois jeunes gens dont deux armés. Ils décortiquent mon passeport, s’attardent sur les prénoms et le lieu de naissance, me redemandent si je suis bien français, me font avouer sans mal l’absence de visa et concluent du regard à me trouver pas très catholique. Un blouson de cuir m’invite courtoisement à descendre de la voiture et libère mon chauffeur qui part en trombe sans demander son reste. Nous entrons dans le gourbi pour nous protéger du soleil, ils en sortent, ferment la porte et m’oublient. A l’arrivée de l’officier, vers midi, je commençais à me demander si je finirai en lard ou en cochon.
 
Confortablement assis à l’arrière de la Volkswagen 4-4 qui me reconduit à la case départ, j’observe mes hôtes muets. Elle, adorable, le visage encadré d’un précieux foulard blanc. Lui, à peine la quarantaine, corpulent, T-shirt noir. Rompant le silence, je pronostique finement que la journée sera chaude. Ils acquiescent d’un hochement. Soudain, l’homme, dans un anglais impeccable, éclate d’une colère noire. Mais qu’est-ce que vous foutez-là ? Vous ne savez pas que ces gens sont fous à lier ? Ils tirent sur tout ce qui bouge. » Il est distributeur de produits alimentaires ; le commerce boume en dépit de la guerre. Il fait un saut à Tunis pour mettre son épouse à l’abri et reviendra le lendemain. Plus on se rapproche de la frontière, plus il se déboutonne. Il attend avec impatience la chute de Kadhafi mais « ne croyez pas qu’il débarrassera le plancher. Il combattra jusqu’au dernier souffle. Ses troupes lui resteront fidèles. Au moins la moitié de la population de Tripoli le soutient. Ils lui doivent tous quelque chose. Qui sa maison, qui son job, qui sa fortune. Tout le monde redoute le chaos après Kadhafi. La bataille de Tripoli sera interminable. Elle est inexpugnable, la caserne d’Aziziyah, où le Colonel et ses troupes sont terrés. Des souterrains à l’épreuve de bombardements atomiques ont été construits après l’attaque américaine d’avril 1986. Il est capable d’y résister des mois. Sans intervention au sol de troupes occidentales, il n’y a pas d’issue. » Je lui fais valoir qu’Américains et Européens ont exclu cette hypothèse. « Eh, bien, tant pis pour nous et pour vous, soupire-t-il. Nous nous engageons dans une longue guerre civile. Et la perspective d’une Libye plus heureuse que les émirats du Golfe, s’éloignera encore. Car sans Kadhafi, croyez-le, notre pays serait un paradis. »

Nous passons la frontière. Il respire. Moi aussi.

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